dimanche, octobre 14, 2007

Au coeur de l'incertain

Au cœur de l’incertain

Hölderlin écrivait que la philosophie et la poésie étaient l’hôpital des âmes blessées…Nous savons que cet hôpital est à la mesure du monde, du nôtre, de celui où nous tentons de vivre en commun des moments d’exception où l’homme se rétablit lentement parmi les hommes à la condition de ne jamais ignorer que la vie ne suffit pas, à personne, où que ce soit, pour avoir le sentiment de la vie.

La poésie et la philosophie sont ces mystérieuses inventions que nous portons au devant de nous pour éclairer ce qui est sombre en nous et nous rend souvent si opaques.

La poésie, au nom de lieux communx littéraires que le présent nous renvoie sous formes de clichés bien tempérés n’est en rien exempte de l’obligation de prendre place dans cette chose qui advient chaque matin, percluse de tensions, rabotée d’amères expériences, gonflée d’illusions comme bulles de savon et qui a la Cité pour nom et pour lieu.

Certains veulent faire de cet espace un enclos climatisé, d’autres un parc humain, d’autres encore une vaste chambre où chacun aurait le choix d’user et d’abuser des uns et des autres, tantôt des âmes, tantôt des cœurs tantôt des corps, au choix des caprices liberticides.

Ce temps d’une Cité réconciliée avec l’ambition qu’elle se donne depuis ses origines est le temps de la poésie, de cette fabrique d’hymnes intérieurs que l’homme chuchote à l’oreille de ses contemporains dans les temps de glaciation ou dans des déserts à l’horizon flou et incertain. C’est dans cette Cité que la poésie peut le plus alors que les dieux s’encombrent mutuellement d’aspirations funestes, c’est dans cette Cité que la poésie connaît paradoxalement souvent le souffle du mépris ou d’une ignorance qui tend aujourd’hui tellement à rassembler qu’on se surprend souvent à la considérer comme l’ultime invention démocratique ! C’est dans cette Cité que la poésie entrouvre souvent de subtiles fissures dans le vacarme d’où s’échappent des musiques nouvelles inconfortables à l’oreille parfois, échappant à la commune mesure du sens et de l’entendement, mais qui vite s’imposent quand elles sont nourries du battement irréfragable des hommes et des idées conscients de leur disparition…

C’est de ces trous dans des mythologies de certitudes que la poésie s’occupe, elle fore là où ça se prend pour de l’éternité, elle frappe là où le tympan se ramollit à l’écoute des chants les plus beaux, elle brise ce qui se croit précieux et opportun, elle rapièce des morceaux que l’usage rejetait, elle coud des souffles les uns aux autres afin que celui des morts arrivent enfin et toujours jusqu’à la bouche des vivants.

C’est de ces arrangements avec notre condition d’être au monde que la poésie s’occupe, elle se doit de fréquenter les culs de basse fosse comme les greniers, elle va au bras du temps* et le précède souvent, elle immobilise cette perception du fluide et du vaste et nous rend l’univers discontinu et neuf dans chaque vie, à nouveau.

Dans le ramdam et les cacophonies, quelque chose de presque inaudible perce comme une voix discordante, un son dégagé du sentiment d’appartenance à la symphonie majeure, une brisure dans ce qui se veut lisse, une griffe dans les miroirs rassembleurs et cette poésie-là n’a que faire de l’air rare des poumons cacochymes.

Cette poésie dégage de l’innommé des masses élémentaires, elle rédige le texte incertain qui flotte en nous et que nous rêvons confusément d’écrire au nom de ce qui manque ici et en souvenir de cet ici qui nous manque sans cesse.

Cette poésie corrompt l’abjecte idée de pureté qui est comme un ferment sinistre qui renvoie dos à dos ceux qui n’ont que leur paumes et leur dos justement pour les coups de bâton de l’arrogance et des vertus qui ne vont jamais seules et sont alors comme des harpies qui mettent à mal l’idée même des bonheurs insoupçonnables d’être ensemble.

Et dans la Cité des hommes des voix fusent de partout pour dire l’empêchement, l’horreur, le malheur et l’irréductible mépris que certains portent à la plupart. Ce n’est ni le fer, ni le feu qui sont alors les plus vifs mais la parole confuse, le déni et l’amalgame ; ce sont des poisons qui n’ont plus pour enclos les égouts mais les Sénats, les Tribunes et les assemblées libres. Ce sont des vents délétères qui ont toujours soufflé et qu’il s’agit de détourner dans des gouffres sans fin, ou plus simplement de traiter comme de la pestilence, une gale récurrente, une sale maladie transmissible par l’envie, la frustration, la misère et le dégoût de soi.

C’est la poésie qui peut alors le plus en conjurant ce qui advient en nous à chaque instant et qui nous porte hors de nous dans la colère et l’imbécillité tranquille des hommes impatients. C’est dans cette agitation que nous menons nos affaires, que des ponts se tendent entre deux rives, que des Océans glissent vers d’autres fonds, que des courants froids et chauds se mêlent en faisant surgir la barre qui met à mal les hommes mal embarqués.

Dans ce fatras de choses grandioses et dérisoires c’est d’oxygène et d’espoir que les hommes ont le plus grand besoin et ils savent aujourd’hui que l’un ne va pas sans l’autre alors, un peu partout, sous toutes les latitudes, certains s’arrêtent de parler et de mal respirer. Ils plongent dans l’azur un regard moins certain, ils se remettent au coude à coude pour tenter d’échapper à cette fascination du pire qui est leur bien commun.

Édouard Glissant dans un magnifique Tout-Monde nous fait l’éloge des archipels de savoirs et de pensées qui sont autant de chapelets d’îlots de non-savoir et de méconnaissances que les hommes ont à partager depuis qu’il savent que les continents sont comme des forteresses de sable…

C’est dans ces interstices entre terres fermes et océans que la poésie circule, c’est là qu’elle réside comme un banc de corail qui est la trace d’un équilibre antérieur et qui nous prolongera. C’est dans ces flux intermittents, ces soudaines interruptions de vie où la mort peut voiler jusqu’au souvenir du ciel, c’est dans ces compromissions de matière et de flots, ces entremêlements de tropiques et de pôles que la poésie fait son nid, dans l’incertain qu’il s’agit de prononcer.



Daniel Simon



1. Je vais au bras du temps, Alain Rémond, éditions du Seuil, 2006.

Le double jeu du théâtre et du langage

Question d’époque

Le double jeu du théâtre dans l’image


S’il est évident pour beaucoup que le livre, l’album sont des endroits qui accueillent et divulguent des représentations du monde, il est utile de souligner à quel point les modes de représentation qui sont les nôtres (théâtre, cirque, mais aussi cinéma, télévision, Internet…) trouvent dans les albums pour la jeunesse de multiples occasions d’entrer en scène par le biais de scénarii souvent construits autour de jeunes ou d’enfants, qui tentent, dans le secret de leur monde, d’approcher notre univers social et culturel sans que notre censure n’interfère sur les sujets à représenter. Bien entendu, les albums passent, comme toute œuvre culturelle, sous les fourches caudines de la censure – économique, pédagogique, morale, culturelle, etc. – mais là n’est pas le propos. Ce dont il s’agit, c’est de souligner la récurrence du théâtre (entre autres moyens de représentation) dans la matière graphique et textuelle des albums.

Quand les enfants jouent au théâtre, ils sont dans un monde double et poreux. Ils sont là et ailleurs dans le même temps. Michel Leiris1 nous apprenait dans son texte, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar, que celle ou celui qui se livrait aux rites de possession n’était pas absent du monde, mais pouvait le lendemain même du rituel s’exprimer à propos des participants, des spectateurs… Ils étaient conscients de la présence des autres. Et cette conscience ne les empêchait en rien de passer dans l’autre monde, celui de la possession. Les enfants qui jouent « au théâtre » font de même, ils font comme si et en même temps, ils savent que les objets du jeu sont des objets ayant une fonction précise, que le lieu est la chambre ou le garage, etc. Et ils savent aussi que le magique qu’ils invoquent n’adviendra pas, sauf dans le cadre de la croyance du magique, qui est lui aussi poreux.
Ils sont sur une scène qu’ils ont nommée et délibérément créée de toutes pièces. Et sur cette scène, ils évoquent le monde des grands et sa dimension merveilleuse et tragique.


L’endroit d’où l’on regarde
La skênê, la fameuse scène, cet endroit du théâtre où les acteurs et le mystère infusent, cet espace vide ou encombré de colonnades et de stucs, ce plateau sur lequel flottent les anamorphoses du monde, est l’endroit tout entier affronté au théâtre, à l’endroit d’où l’on regarde, le theatron. Cette scène est l’apanage des sociétés qui ont découvert la vertu du jeu, de la musique et du chant. Elles poursuivent ce qu’elles avaient inventé environ vingt-cinq mille ans plus tôt, les rites funéraires, l’art, l’esthétique de l’angoisse.
Ce théâtre n’est pas un lieu clos, c’est un espace ouvert sur les flots égéens, les montagnes et le ciel grecs. C’est un lieu de confusion naturelle des bruits et des images fortes. C’est un endroit où les dieux se mêlent furtivement à la vie des hommes. Mais le théâtre a très vite régulé ces rencontres en de somptueuses retrouvailles et c’est la culture qui a distribué les rôles. Les dieux demeuraient dans la proximité, mais une lointaine proximité, qui les rendait accessibles et toujours cruels. Et les hommes savaient que la vie qu’ils tiraient par le fil léger des expériences ne trouvaient de sens que dans la représentation de l’opacité de ces expériences, infinies et répétées.
Il a fallu, dans l’espace helléno-judéo-chrétien, la succession des auteurs (depuis Sophocle) pour tisser des textes minés par les questions qui nous agitent encore aujourd’hui : le rapport aux lois et au mystère, la place de l’individu dans les flux collectifs, la pérennisation des questions et la volatilité des réponses… Et toujours, le théâtre (tel que nous l’entendons aujourd’hui, la combinaison de la scène et du public) a capté le regard de chacun.
Même si chacun ne va pas au théâtre, chacun – nous le savons – en fait, peu ou prou. Dans les prisons, dans les familles, dans les écoles, dans l’anonymat ou sous l’œil des lwebcams, chacun a été amené, à un moment ou à un autre, à représenter une fable devant quelqu’un qui l’écoutait. Et l’enfance est particulièrement sensible à ce rituel de représentation. Le comme si, développé par le metteur en scène Stanislas Stanislavski dans sa construction du personnage, nous renvoie à cette relation du jeu et de la mimêsis. L’imitation de la nature, écrit Aristote dans La Poétique2, est une des conditions de la représentation tragique pour qu’elle nous mène vers la fameuse catharsis, vers cette purification (Molière parle de purgation), vers cette atonie, disent certains aujourd’hui, en relevant le fait que la représentation du tragique nous a, au fil des siècles, et dans l’accéléré du vingtième, habitués, voire, anesthésiés. Le fait tragique serait devenu le prétexte d’une représentation dans la société du spectacle, une occasion de trouver une niche dans le marché des représentations et du spectacle. L’homme spectateur, le citoyen serait dès lors plongé dans une sorte d’habituation régulière et profonde. Les mots sont usés par le marketing communicationnel, les images abîmées par leur usage publicitaire, les événements désaccordés de l’histoire par leur esthétique et leur puissance émotionnelle…

Conquérir le temps des sentiments

Et c’est bien des émotions dont il s’agit quand on tente de creuser la question de la représentation aujourd’hui. De quelles émotions s’agit-il ? De celles, assez floues et mal définies dans un contrat social incertain qui semblent surnager en raison de leur potentiel fédérateur ? De celles qui nous creusent et nous relient tout autant dans la matière existentielle ? De celles qui nous touchent sans nous habiter tant elles sont devenues des lieux communs du discours du tout-à-l’égout émotionnel ? À partir de ces émotions, nous tentons de construire des sentiments qui nous relient dans l’expérience de l’intime et de la singularité partagée. Et c’est à ce point précis que la représentation littéraire et graphique accueillent le matériau du théâtre.
C’est dans cette construction des sentiments, au-delà du choc émotionnel, que le livre, la page, l’espace du blanc du livre peuvent jouer un rôle d’une importance majeure et historique. L’imprimerie, l’architecture de la page, le cadre de scène, la naissance de la peinture sur chevalet, l’exploration et la conquête du monde coïncident avec la volonté –des jésuites, par exemple – de développer la littérature pour la jeunesse et de populariser le théâtre à l’école.
La page devient une nouvelle skênê et des lois nouvelles (la perspective albertienne, par exemple) régissent la représentation graphique. Des « scènes de genre », mais aussi des scènes de représentation théâtrale (gravures) ou des scènes de batailles (terrestres et marines) coïncident avec les témoignages de la place du théâtre dans la cité. Et l’album, le livre pour enfants va très vite accueillir ce qui fait la matière même du jeu culturel : le théâtre. Quand l’enfant joue, il est littéralement habité du monde tout en jouant techniquement du dedans/dehors. Il est conscient de la réalité des choses tout en affectant à cette réalité un autre usage. Il détourne et affecte le réel en le rendant magique. C’est le fameux comme si, ou aussi encore la marionnette qui représente, mais déréalise, le poids du monde tout en le résumant. Et les enfants ne sont pas dupes, ils disent chaise et carrosse dans le même temps, ils jouent tout en sachant qu’ils jouent, ils nomment tout en sachant qu’ils trichent, ils vont et viennent d’une face à l’autre de la vie. Ils trouent cette membrane et la rendent poreuse pour mieux y loger et trouver ce qu’ils inventent.

Deuil ou réenchantement ?
Ce jeu de théâtre est aussi un jeu de deuil, comme nous le rappelle le philosophe Walter Benjamin. Jeu par la mise en scène des êtres et des choses dans des fables élémentaires, mais fortes, et deuil par le fait même que ces jeux dramatiques tentent de réenchanter le monde alors que celui-ci est vécu, dans le cursus de toute éducation, dans l’expérience du désenchantement. Les albums mettent régulièrement en scène, en pages, le théâtre, des enfants qui jouent, le cirque qui arrive dans la ville, l’étranger qui apparaît et joue avant de disparaître…De nombreux albums prennent en charge la présence du théâtre, du cirque, de la danse dans le récit et l’illustration… « La petite marionnette » de Gabrielle Vincent, « Coup de théâtre à l’école » de Jo Hoestland, « Le Noël de Maître Belloni » de Hubert Ben Kemoun, « Un amour de Colombine » de Elzbieta, « Bravo Zan Angelo » de Niki Daly, « Petit Grounch fait du théâtre » de Yak Rivais…Et pour les plus grands, bien sûr, Pierre Gripari, Jean, Tardieu ou Christian Grenier qui mêle théâtre et intrigue policière…Bien entendu, l’édition pour la jeunesse est riche de livres « pratiques » et pédagogiques qui mettent en jeu en quelques pages les grandes étapes du jeu dramatique. Mais à chaque fois, l’ouvrage évoque le théâtre de façon « platonicienne »…On y parle d’un théâtre qui serait comme le vestige d’un rêve ancien et parfait de théâtre. Comme si quelque chose de sublime flottait dans les cintres. Et il est intéressant de pointer qu’aucun album jusqu’à aujourd’hui ( à ma connaissance) n’évoque un autre genre ou style de théâtre que le théâtre aristotélicien. Point de référence au jeu brechtien ou autre. Il s’agit toujours de la même ligne de force : mimesis (imitation de la nature), progression dramatique jusqu’à la catharsis…
Ces albums, mais aussi les romans populaires des années soixante – comme ceux d’Enid Blyton – font la part belle à ces enfants qui organisent, sans le regard des adultes, des rapports, des relations, des sentiments, des dénouements qui appartiennent aux grands schémas et scénarios de la vie en commun et particulièrement à ceux produits par le Romantisme : le sentiment d’individualité, l’expérience du je dans le jeu, l’amour perturbé, la découverte du monde… Dans le fameux album Mais je suis un ours3, la révélation de son état de solitude et d’asservissement au monde des hommes apparaît à l’ours dans un cirque. Et c’est de là que cette expérience singulière du sentiment de la liberté à conquérir le pousse à rejoindre la nature, c’est-à-dire, en l’occurrence, sa culture véritable.
Le théâtre dans les albums est, à mon sens, une façon d’accorder les émotions des enfants à l’idée même de construction de sentiments. C’est une façon de les mettre face à un système de représentation et de jeu qui les introduit en quelque sorte dans le monde de la culture, de la civilisation. Et cette présence du théâtre dans les albums participe d’une logique de contamination culturelle des lecteurs, mais aussi probablement de double jeu de représentation : celui du théâtre qui détourne le réel dans l’espace de l’architecture de la page. Cette double représentation faite de l’alliance du théâtre et de la skênê graphique confirme que le livre est une des meilleures scènes pour accueillir le souci et le trouble du jeu, l’infinie théorie des personnages et la fable changeante du monde.

Daniel Simon

1 – Michel Leiris, L’Afrique fantôme, éditions Gallimard
2 – Aristote, La Poétique, éditions Les Belles Lettres
3 – Tashlin, Mais je suis un ours, L’école des Loisirs

mardi, janvier 02, 2007

Le souvenir d'un réel enfoui

Ecrire, c’est comme un exercice de méditation tourné vers soi et l’infini du monde.

Cette méditation a pour lieux et positions la langue, la mémoire et le corps. Et quand il s’agit d’évoquer la mémoire, toute la mémoire, celle des neurones et du corps, on aurait envie de dire toutes les mémoires, tant nous savons que nous sommes à chaque fois uniques et communs, séparés et réunis (notre ADN ne fait aucune distinction culturelle ou autre), ramassés dans la matière et tendus vers le mystère.

La laïcité de l’écriture, telle que nous la concevons, appartient autant au monde du relegere (relier) qu’à l’univers des solitudes assemblées. Cette laïcité, cette forme de résistance à des relents de romantisme mou, cette façon de séparer l’écriture de la théologie du mystère de l’inspiration, nous devons en prendre acte de la façon la plus aiguë dans l’écriture du récit de vie tant cette catégorie de texte devient l’enjeu d’une confusion entretenue par nombre d’auteurs, d’éditeurs et d’animateurs d’ateliers d’écriture.

La confusion est de faire entendre et de laisser croire que ces textes sont particulièrement beaux parce que émouvants, profonds, sincères...Il y a évidemment aussi spectacle de cette sincérité qui se prend pour de la vérité... et inversement. Que ce soit l’écriture qui fasse ressurgir l’effet de réel, l’authenticité, doit encore et encore être soulignée contre l’idée commune qu’écrire avec ses tripes garantirait une quelconque incarnation magistrale si ce n’est majestueuse.

Il suffisait de découvrir sur les chaînes de service public (annoncées ici comme un relent d’une relative garantie de « refroidissement » du débat…) comment les (mêmes) auteurs de la rentrée peuvent marteler (je pense à Christine Angot récemment) des évidences, des truismes qu’un jeune bachelier découvre en lisant le moindre ouvrage de qualité. « Le livre est le seul lieu ou on peut dire ce qui ne peut être dit ailleurs, dans les relations sociales… », voilà en substance ce que Christine Angot vient de découvrir et nous assène avec une moue de donneuse de leçon. Car, voyez-vous Madame Angot, nous le savons depuis si longtemps que le livre est un lieu unique et rare. Et s’il est aussi peu fréquenté par certains, c’est peut-être parce que ce lieu est un endroit parfait pour se perdre quand on n’a pas le plan, ou la carte d’entrée. Et nombre de lecteurs ou de lecteurs « potentiels » (comme on parle de « non-public » pour le théâtre) n’ignorent rien de ce pouvoir mystérieux qui réside en ces lieux de papier. Peut-être qu’ils ne veulent pas se perdre, peut-être qu’ils ne veulent pas savoir autrement, peut-être qu’ils n’en veulent pas de ces révélations nombrilistes qui se prennent pour des 1789 de la littérature. Peut-être… Et probablement qu’ils ne sont pas plus bêtes, plus cons en somme que vous ou moi. Mais ils n’en veulent pas de ces objets-totems que nous cherchons comme un Graal…

En fait, ils ne se trompent peut-être pas, les cons, ils savent peut-être, devant les simagrées de la plupart des émissions littéraires (renvois d’ascenseur, sourires forcés, politesse anesthésiante, regards inspirés, soupirs expirés…et sujets évaporés) que ça ne se joue pas là cette sacrée foire d’empoigne dont les littérateurs parlent avec la suave mélancolie des chasseurs repentis, ils savent probablement que la chose peut se dire autrement, dans le secret des vies simples, dans l’ombre de l’oralité, loin des livres. Ce qu’ils savent aussi c’est que si les livres manquent, la vie reste possible, et tout aussi improbablement heureuse qu’au cœur de la Bibliothèque d’Alexandrie.

S’ils savent cela, c’est parce que leur besoin d’histoires est « impossible à rassasier » (pour citer en hommage ce livre apparemment si léger et frêle, mais terrible pour son auteur, ses lecteurs et le temps)[1] et que les histoires, ça passe parfois par les livres, parfois.

Il ne s’agit évidemment en rien, surtout ici, de diminuer la passion, l’amour et la nécessité des livres et de la lecture mais de tenter de dire que personne n’est dupe, le marché médiatique des opérateurs culturels du livre sont de plus en plus clairs, le livre, objet de savoir et de découverte, de plaisir et de désir devient, avant toute chose, un signe et un lieu de la distinction. Comme une frontière invisible qui permet de repérer le « goût des autres »…Mais ce repérage ne se fonde plus sur des signes culturels (savoir, savoir-faire, savoir-être…), des comportements, des attitudes de lecteurs mais sur des savoirs médiatiques, des scandales contrôlés, des médisances populistes, des haines à l’emporte-pièce. La distinction n’est plus esthétique ou politique, elle devient sémantique (le langage des uns appartient plus à la tendance ou au look de tel ou tel média). La langue ne rassemble plus, elle sépare, éloigne, expatrie…

La frontière permet de sortir du débat et non d’entrer dans le sujet…Suffit de décrypter le « non-discours » médiatique à propos du livre pour comprendre à quel point l’enjeu est le désir, le consumérisme culturel, l’augmentation des quotas, la hausse des statistiques de lecteurs…Comme si l’objet était de gagner des lecteurs…encore et toujours. Ah, que ne dirait-on pas de cet ogre démocratique qui se réclame du Moloch du Nombre et de la Quantité…
Cela m’évoque le raisonnement d’un instituteur français qui rappelait récemment que l’école de la République n’était en rien le lieu où les citoyens allaient pour apprendre à lire, à écrire et à compter mais le véhicule national pour fabrique les citoyens de la République qui doivent savoir lire, écrire et compter pour défendre la République. A nous de savoir ce qui nous tient lieu de République…

L’écriture, c’est le moi qui se prolonge de toutes les façons…Nous avons fait le pari de défendre le Je à l’inverse du Moi. Nous constatons la méconnaissance de plus en plus féroce de la moindre trace ou même existence de ce que nous appelons le Contrat social. Et dans ce grand écart entre le Moi et le Commun, il nous apparaît que le Je peut prendre une place active, engagée dans la relation de soi aux autres. Ce écritures de l’intime, si elles sont foison aujourd’hui (c’est encore à prouver, disons que l’éclairage est plus puissant qu’il y a peu et a revalidé ce champ de l’écriture et de la littérature) n’en demeurent pas moins problématiques. Qui écrit n’est pas nécessairement lisible. Et qui est lisible n’est pas nécessairement…éclairant. Mais l’exercice de l’écriture, nous le vérifions chaque jour lors de rencontres, d’ateliers, de séminaires,…augmente de toutes les façons la lecture critique du monde des signes, développe le champ de la mémoire, rétrécit le sentiment d’unicité, démultiplie les moments de conscience d’appartenance à un ensemble de valeurs. Et fortifie par là même le sentiment d’enracinement dans un temps, un espace, une culture.

Dans le champ des ateliers d’écriture (si vaste et si complexe qu’il ne peut être résumé ici) nous connaissons le terme « d’écrivant » que beaucoup pratiquent, mais pourquoi ce terme tout en action et comme voué à l’inaboutissement ou à l’impossibilité d’atteindre le passé qui est le statut de tout texte ? Car bien entendu, un écrivant, c’est quelqu’un qui est en train d’écrire, qui est en route vers l’écriture, qui ne peut achever, qui est prisonnier de cet apprentissage que les ateliers tentent plus ou moins bien de cerner dans des mailles méthodologiques, relationnelles, promotionnelles et financières.

Et quand le texte est achevé ? Que devient l’écrivant ? Un écrivain ? Non, bien sûr, le statut d’écrivain ne dépend pas de ses textes uniquement mais bien entendu de la fonction et du rôle qu’il se donne, qu’il leur donne…Un auteur alors ? Le mot n’engage à rien. Il est fonctionnel, statutaire même. Les Sociétés d’auteurs, le savent, qui rassemblent numériquement les auteurs sans distinction de qualité, pourvu qu’ils se soient nommés et inscrits dans la Société…

Ces femmes, ces hommes qui écrivent tentent de faire apparaître quelque chose qui resterait enfoui sans l’écriture, sans le ravivement des mots, sans le fabuleux travail d’une mémoire qui hésite en permanences entre la vérité, le souci de la vérité, la croyance en la vérité, l’illusion de la vérité et la déception de la vérité…

Celle, celui qui se met à vouloir arracher de la confusion de la mémoire des signes de réel, des morceaux d’expériences ravivées par l’écriture s’expose littéralement à dévier le cours de la croyance dans le réel.

L’auteur est alors dans cet entre-deux qui consiste à écrire au nom du réel ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une des versions possibles du réel.
Cet événement, cette aventure de l’esprit et des sentiments passe par l’émotion de la découverte, de la révélation de ce qui était sensible mais pas encore passé à la lumière de la reconnaissance.

C’est l’écriture qui pousse l’audace jusqu’à opérer un montage d’expériences, lentement endormies dans la mémoire, pour en faire une continuité, un récit, un récit de vie…
Et écrire un récit de vie suppose que l’on accepte, parfois, malgré tous les efforts du monde, de se passer de la vérité au nom de la reconstitution du réel.

Cette transaction n’est pas exceptionnelle, elle est la règle, elle permet la continuité de la reconstitution d’un monde qui n’a jamais existé que dans notre souci de le faire exister pour que nous nous en souvenions comme d’une expérience authentique et non rêvée.

Cette relation à la mémoire est évidemment subtile mais elle passe aussi par des lieux simples et évidents : fera sens ce qui a un sens (quel qu’il soit, encore faut-il le reconnaître), fera expérience ce qui a été nommé (c’est-à-dire reconnu et inscrit dans la mémoire, la conscience du récit intime des événements enchaînés dans l’expérience du corps, de l’espace et du temps).
Cette chaîne de témoignages (ces expériences rapportées par les autres et que nous prenons comme les nôtres), d’événements intimes, de confrontations à l’histoire des autres, de lien aux autres par l’écoute de ce qu’ils racontent d’eux-mêmes prend lentement place en nous comme étant la trace de notre récit, amalgamant des morceaux de vie d’origines diverses.

Ces morceaux de vie sont reliés par la parole du narrateur, construits par ce que nous appellerons l’esthétique des sentiments, projetés dans la grande oreille du monde par la lecture ou la publication (aussi modeste soit-elle).
Ce travail passe nécessairement par un acharnement à ouvrir les lieux communs dans lesquels nous sommes presque toujours enfermés. C’est la suite de ces opérations qui n’ont de valeur stricte que dans le sens du lien de soi à soi et de soi aux autres qui fait la matière première de l’écriture du récit de vie…

Ecrire, c’est poursuivre un souvenir qui n’existe que dans le sens où il annonce, masque parfois, une expérience plus secrète, plus flottante, plus indéterminée et qui remontera enfin à la surface grâce aux leurres qui le désignaient et qu’il s’agit alors déteindre pour mettre à jour ce qui dormait à l’ombre…

(paru dans la Revue Je n°2)
Juin 2006
[1] Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman, éditions Actes Sud, 1990