lundi, juillet 31, 2006

Auteur invité, Jose Geraldo

José Geraldo est auteur, compositeur, musicien, acteur, metteur en scène, traducteur et j'en passe. Il co-anime avec Helena Feria à Coïmbra, Portugal, le théâtre Camaleao.



CHAT !

ou Du Bon Usage des Géants et Autres Créatures

Théâtre de figures


Personnages

L'enfant
Le chat
Un géant
Un génie de lampe magique
Un autre génie de la même lampe
Un aveugle
& son chien
Un lutin
Un vieil homme, le grand-père de l'enfant
Un chasseur
Un deuxième chasseur
Un gnome
& quelques dizaines de chats
Maman, c'est la maman de l'enfant
Un cul-de-jatte
Une sorcière
& son chat
Un aigle
Un serpent
Un nain barbu
Le diable

Objets & Lieux Scéniques

Un poteau électrique
Une lampe magique (Aladin)
Une laisse
Une fenêtre
Un sac
Des allumettes
Une rivière
Deux armes de chasse
Une arbre
Une table
Une chaise
Deux plats
De la moutarde & du pili-pili etc.
Une chaise roulante
Un chaudron de sorcière
Des poudres magiques
L'enfer


Effets avec le feu

Avec les allumettes on met du feu au sac
Du sac sortent le chat & le lutin en flammes

Explosions, etc… dans le chaudron, avec & sans les poudres magiques

L'enfer doit avoir des rideaux de feu

Notes

Les voix (onomatopées et petits textes, comme dans les films de Jacques Tati), sont à découvrir pendant les répétitions, faisant toujours attention à l'économie verbale.

Lutin — vêtements couleurs chaudes.
Gnome — vêtements verts.

1


Un poteau électrique
Un chat noir entre pressé, & grimpe au poteau.
Un enfant arrive sur scène. L'enfant jette des pierres au chat pour qu'il tombe. Mais il n'y arrive pas.
Un géant arrive. Voyant ça, attrape le chat du haut du poteau.
L'enfant regarde attendant la suite.
Le géant donne le chat à l'enfant.
L'enfant jette des pierres sur le géant.
Le chat fuit. Le géant aussi. L'enfant continue à jeter des pierres pendant qu'ils sortent.

2


Une lampe magique (Aladin).
Le chat court. Il voit la lampe & y plonge, pendant que l'enfant arrive.
L'enfant prend la lampe. Il frotte la lampe trois fois.
De la lampe sort le génie de la lampe.
L'enfant attrape le génie de la lampe par le cou, le tourne en l'air & le jette, comme un marteau olympique.
L'enfant frotte la lampe une deuxième fois.
Un autre génie sort de la lampe. Même jeu.
L'enfant frotte la lampe une troisième fois.
Le chat sort de la lampe & fuit.
L'enfant prend la lampe & la jette sur le chat.


3

Un aveugle traverse la scène avec son chien.
Le chat entre. Le chien, voyant le chat, commence une poursuite.
L'aveugle, la laisse en main, tombe au sol traîné par le chien.
L'enfant apparaît, regarde ce qui se passe et commence à rire furieusement.
Le chat sort suivi de l'aveugle, toujours traîné par le chien.


4

Une fenêtre.
A l'extérieur un lutin regarde.
Le chat court. Le lutin se cache.
L'enfant commence la poursuite. Le lutin voit tout ça, caché.
Le chat et l'enfant sortent.
Le lutin apparaît de nouveau à la fenêtre. Il ouvre la fenêtre & entre dans la "maison".
Le chat rentre à nouveau.
Le lutin sort rapidement par la fenêtre, qui reste mal fermée.
L'enfant poursuit le chat. Ils sortent.
Le lutin entre une deuxième fois dans la "maison" avec un sac.
Il prépare le piège — ouvre le sac au sol & se cache derrière.
Le chat court & se cache dans le sac.
Le lutin ferme le sac rapidement, le chat dedans.
L'enfant arrive. Stop! Temps.
Le lutin offre le sac à l'enfant.
L'enfant prend le lutin & le mets dans le sac.
L'enfant saute sur le sac, qui est au sol, tremblant et "ayayant".
L'enfant sort.
Le sac reste au sol, tremblant et "ayayant" encore.

5

L'enfant rentre avec un vieil homme; même visage que l'enfant, mais beaucoup plus âgé — son grand-père.
Le sac est maintenant immobile.
L'enfant montre le sac au grand-père, qui s'approche lentement.
Le vieux prend de sa poche des allumettes & met le feu au sac.
L'enfant, à côté, attend la suite.
Le lutin et le chat sortent du sac, des torches vivantes.
Ils sautent par la fenêtre. L'enfant les suit.
Le vieux reste là, à dire non de la tête, tout en riant un peu. Il sort.

6

Une rivière.
Le chat, torche vivante, entre en scène et se jette à l'eau… &… ouf!
L'enfant arrive. Stop. Il voit le chat, mais il a pas le courage de sauter dans l'eau.
Il commence à pleurer.
Deux chasseurs arrivent. Ils s'arrêtent.
L'enfant les voit et, pleurant, montre le chat, au milieu de la rivière.
Les chasseurs déposent les armes sur la rive et se jettent à l'eau pour repêcher le chat.
L'enfant prend les armes & commence à tirer sur le chat et les chasseurs.
L'enfant abat les chasseurs. Le chat fuit.
L'enfant dépose les armes au sol &, pleurant toujours, il sort.



7


Une arbre.
L'enfant arrive, pleurant encore. S'assoit le dos contre l'arbre.
Apparaît un gnome derrière l'enfant, caché par l'arbre. Temps.
Le gnome prend une décision: commence à siffler une chanson drôle et apparaît à l'enfant.
L'enfant s'arrête de crier & demande son chat au gnome.
"Ah! un chat!" dit le gnome.
Il siffle & des dizaines de chats apparaissent.
L'enfant recommence à pleurer: "Mon chat!"
Il pleure de plus en plus fort, à tel point que ça devient insupportable.
Tout commence à trembler — tremblement de terre.
La terre s'ouvre; les chats & le gnome sont engloutis; l'arbre tombe.
L'enfant reste seul, soudain silencieux, énorme silence.
Tout est calmé. L'enfant regarde autour de lui, puis sort.


8

Une table & une chaise.
Maman entre & met un plat à la table. Puis elle appelle l'enfant: "Coucou!" Elle sort.
Elle entre & pose à terre une écuelle de lait. Elle appelle l'enfant une deuxième fois.
L'enfant rentre & se met à la table. Maman sort.
L'enfant se lève de la table & ajoute de la moutarde, du pili-pili, etc… dans l'écuelle
Il s'assied à nouveau & recommence à pleurer.
Maman rentre. "Mon chat!" crie l'enfant.
Maman sort & revient avec le chat dans les bras.
L'enfant arrête de pleurer.
Maman dépose le chat près du lait & s'approche de l'enfant,
lui caresse les cheveux, lui donne un bizou.
Le chat regarde, pas tout à fait confiant.
Il boit du lait & c'est comme s'il avait le feu à la bouche!
Le chat court, miaule de désespoir, dans les jambes de Maman
qui perd l'équilibre & tombe sur la chaise où est assis l'enfant.
L'enfant dégringole sur la table. La table s'effondre au sol.
Le chat fuit. L'enfant le suit & Maman, qui boîte, les suit tous les deux, les menaçant.


9

Un cul-de-jatte dans sa chaise roulante traverse lentement le plateau vide.
Le chat court; l'enfant le poursuit.
L'enfant empoigne la chaise roulante & la mène à toute vitesse, dans la poursuite.
Le cul-de-jatte crie. Ils sortent tous.
BADABOUM!
Le cul-de-jatte traverse lentement le plateau, tout seul, en rampant.


10

Un chaudron.
Une sorcière entre. Elle est en train de préparer une potion magique.
Elle y ajoute quelques poudres. Explosion. Elle rit.
Elle regarde autour. "Chat!" appelle la sorcière.
Apparaît un gros chat noir. Elle le prend dans les bras & se prépare à le jeter dans la potion.
Notre chat (beaucoup plus maigre que celui de la sorcière) entre en courant.
Il bouscule la sorcière qui tombe dans le chaudron avec son chat.
L'enfant reprend sa poursuite. Le chat saute dans le chaudron.
L'enfant s'arrête. Regarde ce qui est dans le chaudron.
Tout commence à bouger: explosions, bouillons, liquides qui coulent, etc.
Du chaudron sort un aigle qui s'envole.
Après, sort un serpent, qui se traîne en dehors.
Après sort un nain barbu, qui reste immobile, paralysé.
Le chaudron continue à faire bruits, explosions & etc.
& soudain départ pour l'espace comme un missile.

11

L'enfant & le nain barbu regardent vers le haut. Temps.
L'enfant regarde le nain &, peu après, celui-ci le regarde aussi.
L'enfant pose une question quelconque au nain, qui répond en miaulant.
"Chat!" crie l'enfant. Il prend le nain dans les bras & le caresse, comme s'il était un chat.
Ils sortent ainsi.

12

L'enfer. Feu.
Le diable apparaît coeur des flammes, qui se séparent comme les eaux du Nil devant Moïse, avant de se renfermer derrière lui.
Il se prend la tête dans les mains et la jette en l'air;
la tête rit, tout en tournant & retombe sur le corps du diable, à sa place. Il rit toujours.
Du ciel tombe le nain sur le diable. Ils tombent tous les deux au sol.
Ils se remettent sur pied. Le diable, furieux, hurle.
L'enfant court dans les flammes qui se séparent etc. S'arrête.
Tous les trois se regardent. Silence.
Le diable jette à nouveau sa tête,
mais cette fois, pendant qu'elle tourne en l'air, la tête ne rit pas — elle miaule.
L'enfant l'attrape en vol & la tire, comme une balle de "football".
La tête du diable sort.
Le corps du diable part à la poursuite de sa tête.
L'enfant crie "Chat!" & les poursuit.
Le nain reste seul en enfer. Temps.
Alors il rit, avec le même rire celui qu'on a déjà entendu chez le diable!

FIN

Bruxelles, Mars 2000


Corrections de la version en français: Paul Louis et Daniel Simon (Avril 2000 et juin 2006).

Texte déposé à la Société des Auteurs portugais (Lisboa)



Le caillou dans la chaussure


La meilleure façon de marcher …est de mettre un caillou dans sa chaussure…


Et dans le cas de l’écriture, c’est souvent de ce caillou qui fait corps qu’il sera question. C’est de votre expérience de ce caillou que je vous invite à témoigner. Nous privilégierons les questions plus que les réponses éventuelles, les incertitudes formulées plus que les vérités assénées. C’est de ce caillou que je vous parlerai.

Certains entendront, croiront entendre hibou, pou ou chou, mais pas caillou.

Peut-être parce qu’ils n’ont pas de chaussures, d’oreille, ou tout simplement, jamais rencontré de caillou…
Nous n’en saurons jamais rien mais ce que nous découvrons alors, c’est que ce caillou, soudain, vient de prendre la place de la chaussure, que l’oreille a repoussé et que pou, hibou et chou ne sont plus que des complices dévoilés…

Comme quoi, écrire un récit de vie, ce n’est pas aller pieds nus dans des chemins que l’on confond avec des routes, des routes avec des terrains vagues, des impasses avec des couchers de soleil. Il n’y a pas de mot pour rien, juste de l’inquiétude transformée en évidence et des échos en certitudes.

Ecrire, peut-être, c’est prendre les mots pour ce qu’ils sont : des incitations à la marche, des invitations à l’écoute de l’homo viator.


Daniel Simon


L’oralité dans l’écriture

Le corps parle dans le texte…

Cela laisse entendre que de la matérialité, de la corporalité, mais aussi du souffle, du parlé-chanté, de la musique traverse le corps en lieu et place du texte…

Cela laisse entendre que la voix fait vibrer, trembler la structure atomique des organes. Les résonateurs sont en place et le texte inspire ou expire à travers eux…

Mais que font ce son, cette musique, cette scansion, ce rythme ?

Que font-ils dans ces impasses ou ces carrefours matériels que constituent nos lieux de résonance corporels ?

Comment la voix prend-elle place dans l’écrit ?
Comment le corps laisse-t-il la place au texte ?
Et de quelle façon ?

Dans la scansion, le rythme, la voix se loge dans l’écriture ; par la ponctuation, la pensée et le souffle du narrateur s’articulent, par le dessin des phrases, une intention s’impose.

L’oralité, c’est aussi la matérialité de l’origine du narrateur, ses hésitations, ses pulsions, sa position dans la hauteur du regard et de la parole…

L’oralité dans l’écriture, c’est de la musique, du son, de la parole qui bousculent l’idée lointaine du son de la phrase (la résonance de la mémoire).

C’est du son qui se laisse entendre au centre de la phrase et non dans l’arrière-salle de la littérature…

L’oralité, c’est une bouche dans le texte qui articule autre chose que la mélodie. Elle profère plus qu’elle n’énonce, elle projette plus qu’elle n’évoque…

DS, Juin 2005


samedi, juillet 29, 2006

Le souvenir d'un réel enfoui

Ecrire, c’est comme un exercice de méditation tourné vers soi et l’infini du monde.
Mais cette méditation a pour lieux et positions la langue et la mémoire, toute la mémoire, on aurait envie de dire toutes les mémoires, tant nous savons que nous sommes à chaque fois uniques et communs, séparés et réunis (notre ADN ne fait aucune distinction culturelle ou autre), ramassés dans la matière et tendus vers le mystère.
La laïcité de l’écriture, telle que nous la concevons, appartient autant au monde du relegere (relier) qu’à l’univers des solitudes assemblées.
Ces femmes, ces hommes qui écrivent tentent de faire apparaître quelque chose qui resterait enfoui sans l’écriture, sans le ravivement des mots, sans le fabuleux travail d’une mémoire qui hésite en permanences entre la vérité, le souci de la vérité, la croyance en la vérité, l’illusion de la vérité et la déception de la vérité…
Celle, celui qui se met à vouloir arracher de la confusion de la mémoire des signes de réel, des morceaux d’expériences ravivées par l’écriture s’expose littéralement à dévier le cours de la croyance dans le réel.
L’auteur est alors dans cet entre-deux qui consiste à écrire au nom du réel ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une des versions possibles du réel.
Cet événement, cette aventure de l’esprit et des sentiments passe par l’émotion de la découverte, de la révélation de ce qui était sensible mais pas encore passé à la lumière de la reconnaissance.
C’est l’écriture qui pousse l’audace jusqu’à opérer un montage d’expériences, lentement endormies dans la mémoire, pour en faire une continuité, un récit, un récit de vie…
Et écrire un récit de vie suppose que l’on accepte, parfois, malgré tous les efforts du monde, de se passer de la vérité au nom de la reconstitution du réel.
Cette transaction n’est pas exceptionnelle, elle est la règle, elle permet la continuité de la reconstitution d’un monde qui n’a jamais existé que dans notre souci de le faire exister pour que nous nous en souvenions comme d’une expérience authentique et non rêvée.
Cette relation à la mémoire est évidemment subtile mais elle passe aussi par des lieux simples et évidents : fera sens ce qui a un sens (quel qu’il soit, encore faut-il le reconnaître), fera expérience ce qui a été nommé (c’est-à-dire reconnu et inscrit dans la mémoire, la conscience du récit intime des événements enchaînés dans l’expérience du corps, de l’espace et du temps). Cette chaîne de témoignages (ces expériences rapportées par les autres et que nous prenons comme les nôtres), d’événements intimes, de confrontations à l’histoire des autres, de lien aux autres par l’écoute de ce qu’ils racontent d’eux-mêmes prend lentement place en nous comme étant la trace de notre récit, amalgamant des morceaux de vie d’origines diverses.
Ces morceaux de vie sont reliés par la parole du narrateur, construits par ce que nous appellerons l’esthétique des sentiments, projetés dans la grande oreille du monde par la lecture ou la publication (aussi modeste soit-elle).
Ce travail passe nécessairement par un acharnement à ouvrir les lieux communs dans lesquels nous sommes presque toujours enfermés. C’est la suite de ces opérations qui n’ont de valeur stricte que dans le sens du lien de soi à soi et de soi aux autres qui fait la matière première de l’écriture du récit de vie…
Ecrire, c’est poursuivre un souvenir qui n’existe que dans le sens où il annonce, masque même, une expérience plus secrète, plus flottante, plus indéterminée et qui remontera enfin à la surface grâce aux leurres qui le désignaient et qu’il s’agit alors déteindre pour mettre à jour ce qui dormait à l’ombre…

Daniel Simon
Juin 2006



Ecrire un récit de voyage

(à suivre)

"On ne peut communiquer une expérience sans raconter une histoire"

Walter Benjamin

Ecrire un récit de voyage suppose de laisser émerger souvenirs, faits, dates, circonstances et d'accorder ces événements dans le sens d'une "histoire", la sienne en train de voyager, ou rapportant des traces de voyage.
On pourrait dire que le récit de voyage tente de rassembler "les" histoires du sujet observant le monde, ou encore le sujet observant le sujet en train de marcher, ou encore, le sujet dissout dans le paysage, ou encore le paysage disparaissant sous le regard des hommes qui l’habitent, ou encore…
En fait, le récit de voyage se saisit de la géographie pour lui faire rendre gorge et c’est l’histoire intime des gen,s qui en s’en dégage alors, des histoires de frontières, de cuisine, d’amours, de départs,.…
Ces histoires se profilent dans la matière du récit. Ce n'est pas la fiction qui est en jeu mais la tentative de ne pas faire de fiction…Le projet est évidemment impossible: toute écriture est une représentation, donc une fiction aussi minimale soit-elle.
Ecrire un récit de voyage, c'est donc accepter de raconter une voyage qui aura "infusé" dans la mémoire (de la sienne, de celle des autres) et d'en reconnaître les signes forts tout au long d'une chimie étrange qui s'appelle l'écriture…
Le Récit de voyage se situe dans un lieu au croisement de multiples chemins ou positions d'observation: la mémoire affective et collective, le souci de soi et de la reconnaissance de son identité, le désir de "révélér" (dans le sens photographique…) son expérience, son aventure humaine…
Ni légende, ni roman, ni poème épique, le Récit de voyage raconte entre soi et les autres cet écart où chacun tente de se reconnaître…

De l’horizontal et du vertical

Le récit de voyage est avant tout un récit, c’est-à-dire une histoire relatant une expérience et se développant dans un espace et un temps choisis par l’auteur. Ces temps et espaces vont varier tout le long des péripéties mais l’auteur veillera en permanence en ne pas perdre de vue le socle de sa narration. D’où parle-t-il ? De quel endroit du souvenir ? A quelle hauteur place-t-il son regard ? Surplomb, hauteur d’homme, contre-plongée, sont des hauteurs de regard et de mémoire qu’il convient de vérifier continuellement.
Le récit de voyage traverse de la géographie et fore de l’histoire dans cet espace horizontal. Il y a là un véritable croisement de mondes à laisser entendre au lecteur ? C’est de ce croisement que le récit de voyage s’empare : il se nourrit d’un paysage, d’un mouvement, d’une traversée, d’un balayage pour faire écho d’un tremblement de perception, pour laisser apparaître ce que la vue ressuscite, pour dresser un état des lieux d’une remémoration de quelque chose de vue et de déjà vu…
Le récit de voyage fait surgir de l’intime du grandiose, laisse apparaître le singulier dans la surface des choses, extrait l’instant de la cristallisation des lieux. Il fait entrevoir ce qui existe au-delà de nous et nous construit dans cette reconnaissance…
Le récit de voyage se joue des prospectus et des exploits repliés sur eux-mêmes. Il dénoue la géographie qui était enfermée dans les catalogues et les index, il instaure le temps de la découverte, à chaque fois…
Le récit de voyage aborde le paysage avec un regard synthétique (le voyageur découvre les lieux, les populations, les événements et les restitue dans leur contexte) et s’accordera le temps de voir ce qui faisait défaut ou accroc, ou bien encore ligne de partage dans l’image (il sera analytique)…


De la vitesse et du mouvement


Le style, c’est le changement de vitesses du récit. Il importe, dans le récit de voyage, de varier les vitesses d’écriture afin de rendre compte du mouvement interne au voyage.
Les temps du voyage peuvent signifier de la durée, de l’instant, une pause, une respiration,…Ces temps seront les charnières internes au récit, ils créeront les mouvements (chorégraphiques) entre les positions d’arrêt, de regard, de réflexion, de notation…
La ponctuation sera, évidemment, entièrement à notre service : le point virgule est à la phrase ce que la méditation est à l’action,…Mais cette ponctuation peut se limiter à un essentiel extrêmement concentré : encore une fois, il importe de traduire dans le texte le mouvement du voyage, ses étapes, ses haltes, ses décisions soudaines, ses pointes de regard et ses longs travellings mélancoliques.

Du micro et du macro

Le détail, le minuscule, l’infime, le fugace, le volatile même sont les traces du voyage, comme des « poussières de voyage ». (1)
Il y a de la transparence dans les lieux que l’on traverse, ils livrent du microscopique, comme des « rognures d’ongles » des legs de François Villon.
Ces instants, ces indices, ces coups d’œil sont au voyage, ce que le détail est au personnage : sa matière, ce qui le différencie, ce qui le tire hors de soi et le livre à notre entendement…
Le large, l’ample, le vaste, le panoramique sont des façons de rendre compte autant du paysage que de notre regard accueillant l’immensité.
L’environnement, pour autant qu’il soit perçu comme tel, doit environner le voyageur…Il s’agit de déployer les choses dans le récit de telle sorte que la matière de l’espace imprègne le récit. Les couleurs, les masses, les fissures, les lumières, les zon es désertes ou habitées sont des objets que lé récit doit nous faire apparaître comme du matériau neuf, de la pure découverte. Non pas des lieux, mais de ce qu’ils évoquent et éveillent en nous. Rien ne sert de s’extasier sur l’immensité de l’Amazone, nous le savons, même au fond de notre chambre ; mais qu’est-ce que cette immensité développe à nouveau au fond du voyageur, comment va-t-il faire résonner à nouveau l’Amazone dans sa dimension…monstrueuse ?
Enfin, les alternances d’infime, les saccades de presque rien, les suites de vastes étendues formeront la qualité du récit en écho avec la qualité du regard, c’est-à-dire à sa capacité à voir « la lumière entre les couleurs » comme le disaient les impressionnistes.

De la légèreté des détails


Le détail peut également détruire le récit de voyage, lui enlever tout son souffle, le conduire à la répétition obsessionnelle de l’anecdote…L’arbre qui cache la forêt peut également dissimuler la profondeur de ce que le lecteur entrevoit dans la forêt opaque mais nommée dans son opacité.
Le détail léger, bref, faisant raccord avec d’autres aplats peut soudain être une charnière qui ouvre l’étendue dans la profondeur ou provoquer l’arrêt…sur image…
Le détail, quand il dissimule la structure ou ne fait qu’ornementer s’approche plus de la notation kitsch que de la perception du fugace…

DS

(1) Benoit Peeters, Impressions Nouvelles.



Le Roman


" Le roman n'a plus de cadre, il a envahi et
dépossédé tous les autres genres. Comme la
science, il est maître du monde..."
(Emile Zola, Le Naturalisme au théâtre, 1881)


A l'origine, entre le Vème et le VIIIème siècle, le terme Roman désigne une langue parlée. C'est l'ensemble des dialectes résultant de l'évolution du latin argotique que les envahisseurs latins ont imposé sur le territoire de la Gaule.Vers le IXème siècle le roman commence à s'écrire. ( >-> §)Vers le XIème , Roman va désigner des œuvres en vers écrites en roman racontant des aventures par opposition à celles écrites en latin; l'expression "mettre en roman" apparaît vers 1150 pour désigner des récits adaptés des textes latins : elle décrit alors le choix d'une langue et une pratique, la traduction (ou translatio), qui est en général une adaptation plus ou moins éloignée. La langue vulgaire est d'abord utilisée pour des textes de nature hagiographique, mais très vite la fiction s'en empare. Le nouveau genre littéraire ainsi créé prend le nom de la langue qu'il utilise. Le sens usuel du terme "roman" demeure toutefois assez longtemps celui de "récit composé en français", même si Chrétien de Troyes substitue à l'expression "mettre en roman" celle de "faire un roman" qui met l'accent sur son activité créatrice.Cependant, aux XIIème et XIIIème siècles, on appelle aussi "romans" des textes qui n'en sont pas tout à fait (Roman de Brut, Roman de la Rose, Roman de Renart), tandis que l'on continue de trouver en concurrence, pour désigner le genre romanesque, le mot "conte", qui en ancien français a le sens général de récit.En tout état de cause, le XIIème siècle est celui de l'invention du genre romanesque en langue française. Il voit fleurir des romans d'une grande diversité thématique, mais qui tous sont des romans en vers.Comme la chanson de geste, les premiers romans français sont en vers. Le mètre et la structure utilisés sont toutefois plus souples : des couplets d'octosyllabes à rimes plates (aa, bb, cc, etc.) ont remplacé les décasyllabes organisés en laisses de la chanson de geste. Contrairement à la poésie lyrique et à la chanson de geste, le roman n'est pas destiné au chant mais à la lecture, même s'il s'agit encore le plus souvent d'une lecture à haute voix. Le roman revendique donc le statut de texte écrit.Les prologues des romans en vers insistent d'ailleurs sur le travail et le savoir-faire de l'écrivain, qui y est souvent nommé. Ils sont le lieu d'une réflexion sur l'écriture, sur son rapport à sa source. "Mettre en roman", c'est mettre en mémoire (en remembrance), consigner le passé par écrit afin qu'il survive. C'est aussi diffuser un savoir et une sagesse : le romancier médiéval est le plus souvent un clerc, éclairé par la religion chrétienne et capable de " gloser la lettre ", mais il faut également divertir pour instruire.Les sujets traités par les romans en vers sont extrêmement divers. Au début du XIIIème siècle, jean Bodel distingue (dans la Chanson des Saisnes, v. 6-11), trois "matières" (ou sujets) romanesques : La "matière de France" (Les chansons de geste et leurs sujets épiques), la matière antique ("matière de Rome la grant"), et la matière de Bretagne (les "contes de Bretagne", qualifiés de "vains et plaisants"). Il existe également dès le XIIème siècle une tendance plus "réaliste" du roman en vers. A partir du XIVème siècle, l'appellation se généralise aux œuvres en prose racontant des aventures guerrières ou sentimentales.Au XVIème siècle, lorsque le Français devient la langue officielle sur le territoire des Francs, un roman va désigner une œuvre d'imagination, en prose, assez longue, "romanesque".
De tous les genres littéraires (passant par l'écriture), le roman est le plus moderne. Il réunit la narration, les dialogues et les descriptions, trois caractéristiques qui le distinguent.Son ancêtre "phylogénétique" demeure l'Épopée, car elle comporte également une narration descriptive renfermant des dialogues. Ces deux genres partagent en outre l'étendue du propos et sa durée.
De la Tragédie, le roman garde surtout l'étendue du propos et sa durée. De la tragédie, le roman a surtout emprunté l'introspection et le regard lucide porté sur les mobiles de l'action.Toutefois, le roman constitue un genre "décadent" en regard de l'Épopée. En effet, la conscience du héros épique se rallie à un esprit collectif et ses valeurs sont transparentes, ce qui signifie qu'il connaît ses raisons de vivre.Au contraire, le héros de roman se retrouve avec un moi individuel, il cherche ses valeurs et doit lui-même trouver un sens à sa vie (Cf le Héros).C'est avec Chrétien de Troyes, le "père" du genre romanesque que le roman va désigner des oeuvres littéraires qui racontent une histoire fictive d'amour et d'aventure. Chrétien Aux environs de 1170, il écrit pour Marie de Champagne et Philippe d Alsace : Erec et Enide, Cligès, Yvain, Lancelot ou le Chevalier à la Charrette, le roman de Perceval ou le Conte du Graal, autant de créations qui appartiennent à l'honneur de Chrétien et non pas à une littérature prestigieuse; ce sont des romans arthuriens. Arthur est un roi légendaire qui a vécu à une époque indéterminée. L'environnement romanesque est celui du XIIème siècle Il utilise des contes mal racontés et leur donne une belle structure. Il se place donc sur le terrain esthétique. Le roman doit être bien construit mais pas forcément vrai..Alors que la Chanson de geste s'intéressait à la guerre et prétendait raconter l'Histoire de France, le public veut de belles histoires et l'amour va petit à petit jouer un rôle essentiel. Quand Roland meurt à Roncevaux, il n'a pas de pensée pour sa bien-aimée. Or dans le roman, on accomplit des exploits pour les beaux yeux d'une dame; l'action est concentrée dans le temps et autour d'un personnage central (amour de Lancelot pour Guenièvre). Il ne s'agit plus de guerre avec les les Sarrasins ou les Anglais . L'action se place dans un temps légendaire; le sujet du roman se confond avec les aventures et le destin d'une personne unique, de sa vie.Le public va très vite être fasciné par les romans, provoquant la réaction des moralistes qui considèraient que raconter des histoires d'amour et écouter des aventures mensongères étaient des frivolités pendant que, plus tard, Voltaire, de son côté, pense que ce genre littéraire est "réservé d'abord aux femmes et aux faibles d'esprit"Dans sa théorie sur le roman, Georges Luckacs soutient que le héros romanesque recherche des valeurs absolues dans un monde où elles sont dégradées. Don Quichotte de la Manche de Cervantès ou Le Père Goriot de Balzac restent les meilleurs exemples de cette situation. Il est donc un héros de la désillusion, ce qui explique peut-être le nombre effarant de suicides dans la littérature comme dans le monde réel.Par ailleurs, le héros du roman se démarque de héros du Conte par un trait essentiel. Alors que le héros de conte accomplit un voyage phénoménologique à caractère initiatique dans lequel les êtres évoluent à son contact, le héros problématique romanesque, lui, réalise un voyage à l'intérieur de lui-même dans lequel il évolue au contact des êtres et des choses (ce qu'on nomme le "moi kaléidoscopique").
Finalement, le fourmillement de personnages au sein du roman donne l'impression de société. Les décors et les lieux relèvent de l'univers du lecteur, renforçant ainsi la réalité des personnages et rendant aussi vraisemblable le fait de pouvoir les croiser fortuitement lors de nos déplacements urbains. Ainsi, si l'on est sur le boulevard Saint-Honoré à Paris,on peut s'imaginer que Rastignac en a déjà foulé la chaussée d'un pas conquérant.De Balzac à Zola, de Zola à Proust, de Proust à Sartre, de Sartre à Butor, le roman a changé. Il a changé d'objet, de procédés, de desseins. Ses formes successives ont été en rapport avec les transformations de la société, quand ce n'était pas sous le coup des bouleversements de l'histoire ; avec les progrès des autres arts, en particulier, du cinéma ; avec l'influence croissante des romans étrangers. En même temps, une sorte de malaise s'installait chez beaucoup de romanciers ; depuis Bouvard et Pécuchet , ou bien depuis Paludes , on était entré dans ce qu'on a appelé depuis l'" ère du soupçon " : il paraissait de plus en plus difficile de raconter avec aplomb une histoire captivante (>=>§)
Le roman, miroir de la sociétéDéjà en son temps, Balzac avait proposé au roman des ambitions nouvelles. Dans le célèbre avant-propos à La Comédie humaine (1842), il s'était proclamé l'historien des mœurs, décrivant Paris et la province, la noblesse et la bourgeoisie, l'armée et le clergé, la presse et l'édition.De Balzac à Zola, et quelles que soient les différences qu'il comporte, le roman se propose d'être comme le miroir du XIXème siècle. Waterloo est raconté par Victor Hugo dans Les Misérables , il l'avait été avec Stendhal dans La Chartreuse de Parme. La révolution de 1848 était évoquée dans L'Éducation sentimentale. La Débâcle de Zola décrivait la défaite de 1870. Les Goncourt s'affirmaient, eux aussi, les historiens du présent. Zola, qui considérait le roman comme une vaste enquête sur la nature et sur l'homme, voulait, dans ses Rougon-Macquart , " étudier tout le second Empire, peindre tout un âge social ".De 1830 à 1890, la société française a changé, et ce changement se reflète dans le roman; Balzac avait donné aux usuriers un rôle considérable parce qu'en son temps le crédit n'était pas encore organisé ; mais Zola, dans La Curée , évoquait les spéculations liées aux grands travaux d'urbanisme. Dans L'Argent , la spéculation boursière l'emportait même sur la spéculation foncière. Zola a saisi, dans Au Bonheur des dames , un développement de l'économie auquel Balzac n'avait pu assister : l'élimination du petit commerce par les grands magasins. Surtout, de Balzac à Zola, on assiste, dans le roman, à la montée d'une force neuve, celle du peuple. Il était déjà présent dans l'œuvre de George Sand ; il y avait, dans Les Misérables de Hugo, un Paris qu'on ne trouve pas chez Balzac, celui qui, au XIXème siècle, faisait le coup de feu sur les barricades. Mais c'est L'Assommoir de Zola qui était le premier grand roman sur le peuple, et qui avait, disait Zola, " l'odeur du peuple ". Germinal , quelques années plus tard, était le roman de la révolte populaire, le roman d'un peuple qui devenait, virtuellement, le moteur de l'histoire.
Une immense carrière est ouverte au roman, dès lors qu'on le conçoit comme une description encyclopédique du réel ; il n'est pas étonnant que les romanciers aient bonne conscience et que toutes leurs préfaces respirent une assurance tranquille : la créationromanesque repose sur le " sol philosophique " d'un positivisme largement compris. Certes, il y a du romantisme et du mysticisme chez Balzac : le dynamisme de Zola contraste avec le pessimisme de Flaubert. Le dessein encyclopédique prend même, dans Bouvard etPécuchet , un aspect dérisoire et caricatural qui fait de ce roman un des premiers symptômes de la crise du genre. Il est vrai aussi que, chez Hugo, la révolte populaire, loin d'être, comme chez Zola dans Germinal , le conflit de deux forces en présence, " la lutte du capital contre le travail ", n'était qu'une sorte de sacrifice expiatoire qui annonçait le paradis de l'avenir. Mais, si l'on prend du recul, et tout en gardant à l'esprit ces différences, on voit que le romancier se comporte comme un savant historien qui domine son temps et qui l'envisage comme le domaine de sa compétence. Peu importe qu'il expose une crise ou qu'il raconte une vie, qu'il intervienne pour apporter des renseignements ou qu'il se réfugie dans l'impassibilité : ses lecteurs, et il le sait, s'instruisent en le lisant. Enfermés dans l'étroitesse de leur propre vie, et sans autre moyen de communication avec le dehors, ils brûlent de connaître la vie des autres et d'avoir des vuesd'ensemble de cette époque qui est la leur, et dont ils ne perçoivent par eux-mêmes qu'un secteur minuscule.
Parmi les caractéristiques du Roman, au niveau de sa structure, on peut noter que :un certain nombre d'événements sont présentés à la fois logiquement et chronologiquement. Le " retour en arrière " ne trahit guère la chronologie : il expose les causes. Chaque épisode ouvre doucement vers le suivant. Le présent est expliqué par le passé, et il prépare l'avenir. C'est que le temps est pensé par le romancier comme le déploiement d'un système d'explication. Même quand il se cache, le romancier est là, pour unifier, de son point de vue " divin ", tous les incidents qu'il rapporte. Il est déterministe parce qu'il croit aux influences du milieu, mais surtout parce qu'il pense une vie comme un enchaînement de circonstances. Le romancier s'arroge la mission du savant : connaître le réel, et le faire connaître en l'exposant.

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jeudi, juillet 27, 2006

Le ménage du dialogue


[ Trois pièces courtes écrites récemment pour acteurs et marionnettes (« L’enfant assassin », « L’enfant dans la merde », « Les petites mamans ») vont être présentées au public sous forme de lecture-spectacle en Belgique francophone et au Portugal.]

Les premières séances de travail ont vite soulevé chez les acteurs des questions qui avaient à voir avec l’énonciation, la diction, la scansion, bien sûr, mais surtout qui les invitaient à chercher d’autres points d’appui. D’où allaient-ils parler pour éroder encore plus ce qui se donne à lire comme un écho de l’antériorité ? Heidegger écrit que la mort n’est pas devant mais derrière nous. Nous savons qu’elle a eu lieu, que rien n’y échappera, que cette affaire est faite, que tout est joué. C’est de là (et je sais que ces mots ne signifient peut-être qu’un peu de flou platonicien…) que parlent, à mon sens, les marionnettes…
Il suffit d’observer l’écriture dramatique contemporaine pour comprendre à quel point quelque chose de la parole et du corps littéraux (ce que je conçois comme le théâtre psychologique) semble chercher une sortie du texte dramatique pour acteurs. Des monologues de plus en plus longs, narratifs, accélérant un décalage stylistique, provoquant une échappée poétique (et lyrique très souvent…) apparaissent comme de véritables incrustations dans des situations où l’on sent, intuitivement que les dialogues s’épuisent, que les situations ralentissent, épuisent même l’énergie des personnages, autrement dit où le texte se donne des moments de totale liberté profératoire comme pour survivre à l’échange dialogique de plus en plus vide, à l’image des « rencontres citoyennes » de tous bords, des débats audio-visuels, de la communication et des « chats » planétaires infiniment répétés dans la même continuité.
La culture apparaît, à mon sens aujourd’hui, à l’instar de toute religion vide de sacré, comme écran à la question de la vérité. Ne reste donc que l’idéologie de la sincérité, de l’émotion, des sentiments exacerbés, bref, le règne de « l’émotion unique » apparaît comme la voie royale où tous, dans la même reconnaissance de nos défaites, évanouissements et confusions pouvons nous rencontrer et communier dans le même tremblement intime qui nous fait confondre notre moelle épinière avec le sens de la « dispute »…
Une certaine forme de théâtre contemporain se nourrit de cette hystérie et donne naissance à des œuvres qui peuvent être d’une qualité exceptionnelle, évidemment, la question n’est pas d’exclure un genre mais de repérer ce qui fait que ce genre, pour survivre, cherche de plus en plus à provoquer des moments de catharsis internes fulgurants comme des fusées. Soudain, les personnages quittent leur corps intime, creusent un chemin de paroles devant eux, s’aventurent dans une incantation qui les arrachent à toute reconnaissance psychologique et les projette dans un espace poétique qui cherche à mâcher les forces de l’infra ou du supra-humain, bref à emprunter ce qui appartient, à mon sens déjà, à l’univers de la marionnette.
La marionnette, on s’en souvient, c’est « une parole qui agit » (Paul Claudel) mais c’est aussi de l’humain qui pousse dans le larvaire, du monstrueux qui renaît et pousse la corne jusque dans le ventre du bon entendement humain, c’est de l’incertain qui nous rappelle à l’ordre, de la terreur qui surgit là où les voix sécuritaires entonnent les chants de la réconciliation, c’est le mal grignotant la conviction du bien, c’est le Bas luttant contre le Haut, l’animal, l’érotique et le scatologique faisant un pied de nez au lisse pornographique des home vidéos, c’est la lenteur contre la vitesse ou la vitesse contre la mollesse, c’est la nuit contre la lumière des studios, l’organique contre le sociologique, le désir contre le plaisir, la profusion et le débordement contre l’économique, le mouvement contre la position, la ligne contre le point, bref, la marionnette c’est une parole qui vient d’ailleurs et nous renvoie ailleurs, mais qui cherche à nous emmener là où nous craignons d’aller confusément (pour parodier Jean Vilar…).
Chaque fois que j’écris un texte pour marionnettes ou pour acteurs et marionnettes, je sais que je vais chercher en moi des images, des voix, des silences, des chœurs mais rarement des idées. Les idées appartiennent au monde…des idées, des débats, que sais-je, mais la marionnette n’a pas d’idée, elle n’est pas encore assez riche pour cela, pas assez civilisée, elle parle d’avant le temps des idées, elle rumine, chuchote, scande, psalmodie mais parle assez mal dans le sens que nous donnons communément à parler pour des êtres sur le théâtre ou dans la vie.
Les marionnettes signifient quelque chose de plus indistinct, d’immémorial que nous avons en nous et que nous tentons sans cesse de polir. Elles balbutient quelque chose du début que les enfants entendent si bien, elles disent ce que nous savions et que notre éducation diurne nous somme d’oublier. Et nous devons oublier au risque de ne plus pouvoir survivre dans une langue qui se dope aux néologismes tels que les nains deviennent des gens de petite taille et les aveugles des non voyants. Mais, comme l’écrivait Werner Herzog, qui doit en connaître en matière de marionnette quand on se remémore la puissance et la monstruosité de la majorité de ses personnages et de ses sujets, les nains aussi ont commencé petits…
Chaque fois que j’écris un texte pour acteurs et marionnettes, je ne sais qui sera l’acteur et qui fera la marionnette. Je ne sais en fait pas très bien qui va jouer quoi mais ce que je sais, c’est que les deux types de personnages représentés vont être contaminés par une parole de base, archéologique presque, mythologique peut-être mais certainement une parole qui va les arracher à un certain monde et à ses préoccupations civiles. Ces êtres qui vont se rencontrer dans la fable vont agir et parler comme des figures du dedans et non du dehors. Tadeusz Kantor, bien sûr mais aussi le bûto et la Commedia dell’arte, par exemple sont de grands inspirateurs. Mais n’importe quel moment de tragédie grecque nous renvoie également à ce temps archaïque où tout semble annoncé alors que nous savons qu’il nous faudra une éternité pour jouer ce qui se dit là.
Le plus étrange dans mon expérience d’écriture pour acteurs et marionnettes, c’est cette perception que j’écris là où ça tremble avant l’éruption ; je sonde le bouillonnement, j’ausculte la matière. Le texte se met alors à chercher le lyrisme et à le combattre, il renâcle devant la musique que les marionnettes semblent produire : des ondes chtoniennes, des grondements, des emphases. Oui, plus pu moins qu’humain, tel est le langage de mes marionnettes mais alors également, il s’agit d’affronter le plus (lyrisme, emphase, oraison,…) et le moins (silence, phrase rompue, syntaxe appauvrie,…) et c’est là que l’excitation est au plus fort. Je sens que le texte échappe d’un seul coup à quelque chose qu’un acteur peut jouer à s’appuyant sur une quelconque construction de personnage psychologique. Et Brecht, alors ? Peut-être mais ça ne me semble ps être la réponse : trop politique, binaire, didactique, réducteur en somme. Désolé, mais cette inquiétante étrangeté que la marionnette provoque en nous appartient plus au domaine totémique, me semble-t-il, qu’à l’espace de la Cité. Quelque chose de la Cité se dit, certes dans la parole des marionnettes, mis il s’agit alors plutôt d’un souvenir de Cité, d’une Atlantide plus que de Babel. Ca semble appartenir au domaine de la polis alors que ce sont les enfers qui irradient encore la langue des marionnettes…
Ecrire du théâtre pour marionnettes a été une occasion exceptionnelle de rejoindre en moi deux extrêmes : le goût du silence, du minimalisme, le sens de notre commune ignorance et en même temps la sensibilité à un souffle choral, la reconnaissance en nous du babil comme seul sabir universel. Bien sûr, ayant écrit longtemps pour adultes et le jeune public, je sais qu’il ne s’agit pas de la même chose (même si le théâtre jeune public a longtemps et durement répété que les deux écritures ne faisaient pas de différence…) : le monstre fait la différence…
L’écriture pour marionnettes dans le théâtre jeune public pose de tout autres questions et qui me semblent toutes porteuses de vraies réponses à un relatif épuisement du genre, dû, peut-être, à la répétition de plus en plus maîtrisée de sujets manufacturés dans la culture jeune public (clichés, fond de commerce des bons sentiments, situations de formatage télévisuel, bon goût éducatif et culturellement consensuel,…). Les marionnettes peuvent, puisqu’elles viennent d’ailleurs et qu’elles y retourneront, provoquer, bousculer et salir la langue du théâtre jeune public. C’est là que le travail est le plus périlleux, puisque c’est le lieu même des plus féroces autocensures mais c’est probablement aussi un langage d’antidote à la langue molle qui ne sait plus prendre en compte ni en charge l’horreur de la mondialisation et la bêtise de son expression.
Les marionnettes, qu’elles soient fadas, lutins, nutons, gremmlins ou autres figures de l’en deçà et de l’au-delà, ont bien du ménage à faire dans le dialogue contemporain.

Lisbonne, mars 2002.
Paru dans « Alternatives théâtrales » n° 72, Voix d’auteurs et marionnettes





Le vestiaire des poupées


Ce n’est pas qui, ou quoi, c’est comment.
Comment rejoindre sa part d’ « homme » à travers la marionnette ?
Comment se reconnaître en cette poupée qui tente de me ressembler et qui, dans cette tentative vaine me renvoie à la connaissance mystérieuse de mon inachèvement?
Cette conscience est un prolongement de notre mémoire antérieure, quand nous étions vivants, humains et…ailleurs, in utero, tout au centre, inachevé, avant de naître.
La marionnette, c’est ce noyau dur, quelque chose qui nous reste de ce voyage sur « le radeau amniotique » (1), une trace de cette absence-présence au monde, une tentative de résurrection de ce souvenir de l’au-delà et de l’en deçà, un noyau dans le fruit, une prescience plus que de la conscience, du silence au mitan des paroles.
C’est en épluchant une poupée russe, matriochka , emboîtement après emboîtement, que l’on arrive enfin à la dernière figure, la plus petite et la plus dure, pleine, définitive et initiale, comme un nodule dans le coeur des personnages qui la recouvrent…et la masquent.
Le mot, le verbe, la parole justement, sont des sésames pour cette autre scène que nous tentons d’occuper aussi dans la déraison et la rage de comprendre. Mais notre démesure, notre hubris reste humaine, si peu monstrueuse, tellement convenable, en parfaite obéissance à un surmoi bien tempéré. Et la marionnette, la poupée, le totem, le masque, cette forme articulée qui prétend nous ressembler, qui tente de nous renvoyer une construction du monde à notre bon entendement, soudain, nous en dit plus que nous ne pouvions ou souhaitions entendre de nous.

Ce « monstre » qui rôde par les chemins de nos cités, c’est à partir de la marionnette que nous tentons d’en faire un « portrait-robot »…C’est surprenant, en y pensant, de tomber sur ce mot « portrait-robot » alors que l’automate et le robot sont si proches, qu’il s’agit justement d’une image de l’homme, imprécise, mystérieuse, et qui est plus un trou qu’un plein.
C’est dans le trou de ce visage que nous allons chercher la déviance, la perversité, le regard du crime et de l’abomination. C’est dans ce trou que nous voyons régulièrement se perdre des illusions d’humanité.

C’est par ce trou que nous rejoignons aussi notre commune humanité, quelque chose comme une reconnaissance de ce que nous ne cessons d’éviter, ce noir broyé en nous et qui, parfois, nous éclabousse …
La marionnette, c’est peut-être un « trou » en trois dimensions.


(1) Jean-Pierre Verheggen, Stabat Mater

15 avril 2005

Quelques réflexions fondamentales…


MARIONNETTE OU PAS?

La marionnette a considérablement changé. Si bien que le nom ne recouvre plus le domaine artistique dont il est question au festival. D’autant plus que le terme est connoté négativement. «Selon le mouvement dans lequel les uns et les autres se situent, les termes de théâtre d’objets, de figures, de formes animées voire de performance sont évoqués.

Personnellement, même s’il s’agit d’un autre théâtre, je garde le terme de marionnettes tout en sachant que les courants cités précédemment ouvrent de nouvelles voies à la définition traditionnelle de la marionnette», confie Yves Baudin.

UN AUTRE SOI

En effet, la marionnette n’est plus exclusivement réservée aux petits. Elle n’est plus, soit à fil, soit à gaine. Elle n’est plus cet objet anthropomorphique dont le mouvement est régi par une technique codifiée. «Elle est comme une évocation de notre monde où l’être humain se débat entre images et objets.»

Elle est simplement (et si difficilement) l’Autre, dans un sens extrêmement large. Un Autre qu’il s’agit toujours de manipuler, d’animer, de réveiller.

Un Autre-objet, caillou, légume, chiffon. Un autre-soi dans la fragmentation du corps. Un autre-image, qu’il faut susciter dans l’imaginaire du spectateur, projeter, juxtaposer. Afin que naisse du sens. Afin que se définisse plus clairement la charnière de la différence, cette zone de flou où passe le courant relationnel, cette interface imperceptible, sorte de degré zéro de l’interactivité, ce point de mise au contact des uns et des autres qui devrait être le lieu de la tolérance.

Manipuler l’imaginaire, du rabot au robotIl n’existe aucun répertoire contemporain pour la marionnette: une liberté exceptionnelle qui pousse chaque compagnie à l’expérimentation et à la quête d’un langage personnel. «Dans ce monde, tout est à créer. Et construire, c’est mettre en cause», explique Yves Baudin. Ainsi, l’invention perpétuelle est au cœur de l’esthétique de la marionnette.

Et en particulier, des recherches de La Poudrière.Les êtres décalés de Ménagerie fine construisent eux-mêmes des marionnettes, rappelant par là cette idée simple qu’il existe un dispositif marionnettique dans la mesure où celui-ci produit une marionnette. Quel que soit l’objet, ce dernier doit devenir un «sujet agissant» pour être marionnette. Et trouver sa place dans l’espace poétique de la dualité qui se manifeste malgré les techniques d’illusion et le grand savoir-faire du manipulateur…

POUR DE NOUVEAUX LANGAGES

La «marionnette-comme-une-prothèse» pose à l’homme la question de son rapport au monde et à celui des objets qu’il investit de sens par la projection de sa pensée dans la matière. Du rabot sculptant la tête de Pinocchio au robot, autonome et mutant, une seule lettre change.

Et sur le modèle de Noon, qui prédit poétiquement la déshumanisation du corps et la prise de corps des objets, le joystick pourrait bien devenir la main du joueur de playstation! Une main qui aurait son propre caractère, une babibouchette s’exprimant en base deux: cauchemar de la «main-ipulation» génético-robotique!

Car finalement, l’informatique ne fait que radicaliser le même processus, en proposant nombre de nouvelles prothèses. Et les créateurs d’images virtuelles de solliciter les marionnettistes, afin que leur soit révélé le secret de la manipulation des figures numériques...Aujourd’hui plus que jamais, la marionnette est au centre de préoccupations sociales et artistiques.

Elle qui «carotte» les autres arts pour n’en extraire que ce qui sert à son évolution. Elle qui s’est vite emparée des marionnettes high tech pour en disposer à sa guise. Elle qui ne cesse de questionner les relations que l’homme entretient avec l’altérité.

Elle qui nous permet une exceptionnelle «sortie de nous-même», pour un retour nuancé à notre incarnation. Elle qui, au passage, offre une potentialité de renouvellement à l’écriture théâtrale...Fidèle à sa ligne qui privilégie l’expression musicale et les mots au sein de ses spectacles, La Poudrière lance en 1997, un concours de textes destinés à la marionnette. Cela afin de faire prendre conscience aux auteurs que la spécificité de cet art en devenir conduit à des dramaturgies et des écritures différentes.

Et, puisque le texte n’y est pas hégémonique, à de nouveaux langages scéniques. «Le théâtre marionnette emploie d’autres chemins que celui des acteurs. En aucun cas il n’est son euphémisme.»

Extraits de :
http://www.lecourrier.ch/Selection/sel2001_439.htm

Ecrire en marionnette selon Kleist
par Jacques Sivan

Je hais le mouvement qui déplace les lignes.La Beauté, in Les Fleurs du mal, Ch. Baudelaire
Homme je fus mis sur terre non pour être, mais pour mimer le trou qui est. Il m’a voulu pour son pantin. Il a dû penser que la chose était bonne. Si j’approchais de ma tête par derrière en penchant, je reconnaîtrais par-derrière ma pensée, non comme un être étant dedans, mais comme celle qui danse toujours comme sa vaine ombre par derrière ma pensée. Ainsi sommes-nous. Plus j’avais de mal à penser, plus je croyais que c’était elle qui parlait à ma place. Le discours aux animaux, V. Novarina, éd. P.O.L., 1987.

I

Dans le merveilleux petit texte qui s’intitule Sur le théâtre de marionnettes [1] , Kleist nous dit qu’il est nécessaire que « l’âme (vis motrix) [2] » soit au « centre de gravité du mouvement, pour qu’une animation ne soit pas fausse, ou affectée.
Étant donné que « le machiniste ne dispose en fait d’aucun autre point que celui sur lequel agir au moyen du fil de fer ou de la ficelle, tous les membres sont, comme ils doivent être, morts, de purs pendules, et obéissent à la seule loi de la pesanteur ; qualité exquise que l’on chercherait en vain chez la plupart de nos danseurs ». Mais Kleist dit aussi : « Ces poupées, [...]ont de plus l’avantage d’échapper à la pesanteur [3] . Elles ne savent rien de l’inertie de la matière, propriété des plus contraires à la danse : car la force qui les soulève est plus grande que celle qui les retient à la terre ». Il semble donc que le mouvement gracieux des marionnettes est dû à la fois à l’action et à la non action absolues des lois de la pesanteur.
Cette apparente contradiction cache en fait le mécanisme qui est à l’origine du concept de la grâce. La grâce n’est pas divine. Ou si elle l’est, ce n’est pas en terme qualitatif, mais quantitatif. Ce qu’il y a de divin dans la grâce c’est qu’elle est infinie. Hormis cela, elle est totalement mécanique. La grâce écrit Kleist, « apparaît dans sa plus grande pureté dans cette conformation humaine du corps qui, ou bien n’a aucune conscience, ou bien a une conscience infinie, c’est-à-dire dans le mannequin ou dans dieu. » Ainsi l’absence totale de conscience et la conscience infinie sont deux équivalences pour désigner la grâce.
Ces équivalences ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Mais sont à la fois unes et concomitantes. Sinon, c’est-à-dire dans le cas où le « ou bien » employé par Kleist serait exclusif, nous n’aurions pas affaire à une contradiction. Nous aurions deux possibilités distinctes puisque la marionnette serait, soit soumise aux lois de la pesanteur, soit y échapperait totalement. Or la grâce provient justement du fait qu’elle est dans le même temps soumise et non soumise à ces lois.
La grâce est donc du mouvement pur, produit par le jeu de ces deux qualités contradictoires, mais non dialectiques. Ce paradoxe a pour effet de produire une activité constante, un mouvement infini, de telle sorte que les marionnettes ne connaissent pas de repos, puisqu’elles ne possèdent aucun point d’appui, si ce n’est pour « effleurer » et ainsi « ranimer l’élan de leurs membres ».
C’est la raison pour laquelle les marionnettes sont dans le même temps, moins qu’un homme (un sujet), puisqu’elles sont de simples poupées (objets manipulables à volonté), partant plus assujetties que lui aux lois de la pesanteur ; mais elles sont aussi plus que lui, par leur mobilité véritablement extra-ordinaire. Mobilité qui leur permet de ne plus être soumises à la loi universelle.
Ni sujet, ni objet, entre terre et ciel, tout à la fois soumises et non soumises à La Loi - en marge d’elle - elles sont le lieu de l’indéterminé par excellence. Cette qualité propre à l’espace marionnettique est liée au fait que les marionnettes n’ont pas de point d’ancrage, de lieu de « repos ». L’espace qui leur est propre est errant, nomade. Toujours quelque part dans un entre-deux pas vraiment repérable.
Il n’est pas pour autant sans qualité, puisque certains disent de lui qu’il est « improbable ». Il est pour A. Vitez « l’impossible ». C’est que, nous dit-il, la marionnette « peut mourir plusieurs fois, ressusciter, souffrir au-delà de toute limite. Elle est capable d’exploits sexuels infinis. En ce sens elle est proche du conte de fées. Car le roman pornographique et le conte de fées se ressemblent beaucoup : ce qui les caractérise, c’est l’impossible » [4]
Ce n’est donc qu’au prix de cette apparente contradiction que nous est donné à voir cet « au delà de toute limite ». C’est elle qui fait de la marionnette un objet inerte, mais aussi un être de mouvement à l’état pur. C’est elle qui lui confère sa grâce, sa légèreté, et une incroyable mobilité. Or comment agir, faire agir, faire éclore cette grâce.
Kleist nous dit qu’il suffit pour cela d’un simple morceau de « fil de fer ou de la ficelle ». Cependant il ne s’agit pas pour que ça fonctionne, de faire comme si l’on tournait « la manivelle d’une vielle à roue ». Il faut que « les mouvements des doigts [soient] au contraire dans un rapport assez subtil à celui des poupées qui y sont attachées, à peu près comme des nombres à leurs logarithmes ». De cette façon l’assimilation sera telle, qu’il ne sera plus possible de distinguer le visible de l’invisible, le montreur du montré, le manipulateur de sa poupée.
Concrètement cela se traduit par des mouvements de doigts qui doivent épouser très exactement, et dans le même instant, les mouvements de la poupée, de la même façon que, comme nous allons le voir, le principe animateur fait corps avec « le centre de gravité ». Il s’ensuit une répétition infinie du fonctionnement et ce, non pas selon une temporalité linéaire, mais simultanément.
Pour Kleist c’est donc la simultanéité qui est le point de jonction, « le centre de gravité ». C’est lui qui, de plus, permet l’animation de la marionnette : « chaque mouvement avait un centre de gravité ; il suffisait de commander celui-ci à l’intérieur de la figure ». Or comment « commander » le centre de gravité « à l’intérieur » d’une figure non encore existante qui demande pour être exécutée, que l’on puisse prendre appui sur un centre lui aussi absent, puisqu’il est censé résider au sein même de cette figure à créer.
Cette quête du centre de gravité, écrit Kleist, est à faire « à l’intérieur de la figure ». La précision est importante, car elle nous permet de constater que la recherche d’un centre, d’une intériorité, produit MÉCANIQUEMENT de l’extériorité. En d’autres termes cela signifie que pour produire de la figure, de l’écriture marionnettique, ou plutôt pour écrire en marionnette [5] , il faut toujours chercher le point d’appui à l’opposé de l’endroit recherché.
Une fois cette précision prise en compte on peut dire, en paraphrasant Kleist, qu’écrire c’est savoir que « chaque mouvement [possède] un centre de gravité ; [et qu’] il suffit de commander celui-ci à l’intérieur de la figure ; les [...] [mots (seuls visibles parce qu’à l’extérieur)] qui [ne sont] que des pendules, obéiss[...]ent d’eux-mêmes de façon mécanique, sans qu’on y soit pour rien. » Ainsi la quête ne peut s’effectuer qu’à l’opposé du lieu où elle prétend se réaliser. Telle est la condition pour que ça se meuve, que ça s’inscrive automatiquement, « mécaniquement », ou comme le dit aussi Kleist, « naturellement », avec « grâce », c’est-à-dire sans affectation.
Par ailleurs l’homme évoluant sur terre, tandis que la marionnette évolue dans une zone indéterminée quelque part entre terre et ciel, n’a pas besoin de se mouvoir ni non plus besoin, s’il désire malgré tout le faire, de rechercher son équilibre puisqu’il a à sa disposition toutes sortes de supports, toutes sortes de béquilles. A l’inverse la marionnette n’ayant pour tout support qu’un centre improbable (parce que toujours à l’opposé de l’endroit où l’on croit qu’il se trouve), ne peut l’atteindre, pour y prendre appui, qu’en produisant de la figure au centre de laquelle celui-ci a déjà disparu.
C’est en ce sens que l’écriture, en tant que mise en pratique du fonctionnement marionnettique, est trace. Trace qui révèle avec une fidélité absolue, une absence, donne à VOIR l’invisible, l’envers du décor en voulant donner l’endroit. C’est pour cette raison aussi que l’écriture n’est rien d’autre que de la figure. Figure, celle du mouvement à la recherche d’un centre de gravité qui toujours se déplace.
Ce déplacement, nous dit Kleist, forme une ligne droite, ou tout au plus une courbe. C’est autour de cette ligne « profondément mystérieuse » formée par tous les points de jonction, par tous les centres de gravité fuyants et répétés, qu’il y a agencement perpétuel de figures. Ou plutôt agencement de trous, puisque le centre se dérobe toujours.
Cet agencement est le développement, au sens photographique du terme, d’une chorégraphie. Chorégraphie produite par le manipulateur qui danse à l’unisson de sa marionnette, ou encore du danseur-écrivain (Kleist ?) qui danse avec les mots ou/et inversement les mots qui font s’agiter l’écrivain, le montreur-montré.
Cette danse est évidemment celle d’une origine toujours en devenir. Danse chamanique, agitation, transe, turbulence, c’est-à-dire manifestation de quelque chose qui est entre présence et absence. De quelque chose qui n’est donc en fait pas tout à fait trace étant donné qu’elle ne fait qu’inscrire, qu’elle ne donne à voir indéfiniment que sa propre disparition.
En cela la trace n’est pas permanence, mais expérience d’une disparition. Et voir consiste forcément et uniquement à voir l’absence. C’est pour cette raison que s’agiter continuellement est pour la marionnette une question de vie et/ou de mort. Par contre pour l’homme une telle urgence, une telle alternative n’a pas lieu d’être. L’homme du quotidien (non pas l’artiste) n’a pas à chercher ce(s) point(s) où les forces régies par la pesanteur s’annulent, pour éviter son propre effondrement. Il lui suffit au contraire de se laisser envahir par elles. Plus il est lourd, plus il a de l’assise. Plus il est conventionnel, moins il lui est nécessaire d’être à la recherche d’un hypothétique équilibre susceptible de le maintenir.
Dans ces conditions, s’il désire se mouvoir, il ne courra aucun risque. Il cherchera son point d’appui parmi les diverses béquilles que la société met à sa disposition. Deux d’entre elles sont, selon Kleist, particulièrement efficaces. Ce sont « le savoir » et « la conscience », dans la mesure où elles créent en lui une disjonction qui le leste, l’assujettit au quotidien, lui interdisant de la sorte tout accès à une origine d’avant l’origine qui serait susceptible de le déstabiliser.
Cette conscience fauteuse de troubles, (au sens optique du terme), c’est, nous dit Kleist, un problème de « réflexion ». Réfléchir est d’une certaine façon se réfléchir. C’est faire en sorte que notre image nous soit renvoyée afin de pouvoir, soit la corriger, soit l’imiter dans le cas où elle serait parfaite. Le problème est que le vrai, le juste, ne s’imitent pas. La grâce est un état de présence immédiate parce que toujours en devenir. Ce n’est pas un état figé, une image fixe. Ce n’est pas non plus une réalité transcendantale protégée des aléas de la matière. C’est au contraire la matière même qui peut prendre l’aspect de ce qu’il y a de plus balourd, en l’occurrence celui d’un ours.
Procéder par réflexion à un arrêt sur image, c’est automatiquement laisser échapper ce qui la rend crédible (son mouvement, son animation), pour ne recueillir d’elle qu’une enveloppe vide, in-signifiante. C’est vivre dans un univers fantasmagorique (prendre la proie pour l’ombre), un univers de « visions ». C’est d’ailleurs pour sauver le bel adolescent de ce type d’erreur, que le narrateur masque le vrai sous l’apparence du faux : « mais, soit pour mettre à l’épreuve la grâce qui l’habitait, soit pour prévenir sa vanité de façon salutaire, je me mis à rire et rétorquai qu’il devait avoir des visions ! ». Par ce procédé est écarté du jeune homme tout désir de s’auto-imiter. A ce prix sera conservé « son charme admirable ».
Ce qui nous est donné à voir c’est donc soit de l’image, c’est-à-dire de la matière en mouvement, du réel, soit des visions, c’est-à-dire quelque chose qui fondamentalement n’a pas de réalité. Or, pour en revenir à nos marionnettes, ce qui n’a pas de réalité c’est ce qui ne se manipule pas. Encore faut-il s’entendre sur la signification de ce mot. Ici A. Jarry peut nous apporter quelques éclaircissements quand il écrit : « On pêche à la ligne - [...] - leurs gestes qui n’ont point les limites de la vulgaire humanité. On est devant - ou mieux au-dessus de ce clavier comme à celui d’une machine à écrire... » [6] .
Ce qui caractérise la pêche à la ligne, c’est d’arriver à faire en sorte que le poisson morde [7]. Cette stratégie implique d’exclure, paradoxalement mais impérativement, toute volonté de prendre l’animal. Il faut donner à l’autre l’illusion d’avoir l’initiative. Telle est la subtile manipulation qu’effectue Molly, le personnage de Joyce, pour faire en sorte que la demande en mariage soit faite par Bloom. Demande à laquelle elle répondra évidemment oui. Ce oui étant la preuve certaine que « le centre de gravité » est atteint, et donc qu’à partir de là toute action est possible, c’est-à-dire véritable.
Bloom est la marionnette non dupe de Molly qui joue aussi, mais à sa façon, le rôle de marionnette pour arriver à ses fins. L’un marionnette de l’autre, du même, pour faire éclore du oui. Danser pour faire danser. Danser pour faire accoucher d’un oui « improbable », « impossible », « infini », parce que toujours déjà autre, toujours déjà ailleurs. Un oui dont l’affirmation continuelle n’est « rien d’autre que le chemin de l’âme du danseur », que le vulgaire « fil de fer [...] dont se servent les fleuristes » [8] .
Ce fil de fer, cette ficelle, pour banals qu’ils soient, matérialisent en fait « un rapport assez subtil » entre le marionnettiste et sa poupée. Subtilité qui provient du fait que le contact qui s’établit entre les deux parties, est celui de l’extrême. Nous avons en effet d’un côté le machiniste qui manipule « du bout des doigts » la marionnette. De l’autre, nous avons cette marionnette qui ne peut être actionnée que lorsque le « centre de gravité » est atteint.
Mais ce qu’il est important de noter, c’est que cet extrême existe non seulement du fait de la position des deux entités, lesquelles se (re)trouvent toujours face à face et toujours aux deux extrémités du fil, mais aussi du fait que ces extrêmes sont ceux respectivement de deux formes de réalité qui sont, par nature, à l’opposé l’une de l’autre. C’est ainsi « que, sur ce terrain, seul un dieu pourrait se mesurer avec la matière [ou, comme nous le verrons par la suite, un danseur avec un ours] ; et que c’était là le point où les deux extrémités du monde circulaire se raccordaient ».
Ce point de contact dont la répétition forme une ligne « circulaire » (et non plus seulement une droite) est, comme on le dit en géométrie, idéale. Elle est, du fait de cette répétition, constituée d’une multitude de points semblables ; lesquels sont toujours les uns pour les autres des centres, mais excentrés, et situés aux extrêmes : dieu/matière, manipulateur/marionnette, écrivain/mot, etc...

II

Ayant analysé jusqu’ici ce qui se passait entre le marionnettiste et sa poupée, il nous reste à considérer ce que sont ces deux personnages. Mais auparavant il importe d’éclaircir un nouveau paradoxe. Dans la dernière citation que nous avons faite du texte de Kleist, il est question d’un « point où les deux extrémités du monde circulaire se raccord[ent] ». On peut se demander comment un cercle peut avoir deux extrémités, si l’on excepte le fait qu’il puisse être ouvert.
Si l’on retient cette interprétation il apparaît que les deux bouts semblent apparemment être antithétiques, puisque l’un est matière, tandis que l’autre est dieu. Pourtant, comme l’image du cercle nous l’indique, ces deux extrémités sont bien celles appartenant à une même ligne. Or nous avions vu au début de notre réflexion, que la différence entre les deux entités n’était pas d’ordre qualitative, mais d’ordre quantitative : dieu, par opposition à l’homme (ou à la matière), c’est de l’infini, de l’impossible. Comme la marionnette, il peut tout faire autant de fois qu’il le désire. Par conséquent ce qui empêche le cercle de se clore c’est la problématique jonction de l’un qui est fini et du multiple qui est infini.
Il apparaît donc que c’est l’inlassable travail permettant de faire advenir ce « point », ce « oui » de jonction, qui constitue l’enjeu de l’écriture marionnettique, (entendons par là aussi bien l’art de manipuler les marionnettes, que celui d’écrire). On peut observer à ce propos que Kleist utilise toujours la circularité ouverte pour la transposer à celle du miroir : « comme l’image du miroir concave, après s’être éloignée à l’infini, revient soudain juste devant nous : de même la grâce, quand la connaissance est pour ainsi dire passée par un infini, est de nouveau là ; de sorte qu’elle apparaît en sa plus grande pureté dans cette conformation humaine du corps qui, ou bien n’a aucune conscience, ou bien a une conscience infinie, c’est-à-dire dans le mannequin ou dans dieu ».
Il ne faut pas oublier que, dans le récit, la démonstration est faite par un danseur, et que ce danseur est un personnage « manipulé » non par un narrateur, car celui-ci est aussi un personnage (une marionnette), mais par une présence paradoxalement absente [9]. C’est cette présence problématique qui fait que le texte est troué de telle façon qu’il arrive et n’arrive pas à joindre les (ses) deux bouts.
C’est cette présence/absence qui permet donc au texte de fonctionner « de façon mécanique, sans qu’on y soit pour rien » et lui confère ainsi sa grâce, son authenticité. C’est elle aussi qui permet de faire en sorte que, dans l’épisode du duel, le danseur (qui en tant que personnage manipulé est une marionnette) [10] devienne le manipulateur de cette autre marionnette qu’est l’ours. Ainsi retrouvons-nous à nouveau la problématique du même et de l’autre considérée ici sous la forme d’un enchaînement au cours duquel le même est aussi l’autre, afin que celui-ci puisse (re)/(ad)venir [11] au même (trouver son identité à la fois strictement semblable mais cependant radicalement autre, inédite) et cela indéfiniment.
Cette circularité, que l’on pourrait résumer grossièrement en disant que quelque chose est toujours le manipulateur ou/et la poupée d’autre chose ou/et inversement, nous amène à nous interroger sur la forme et la fonction que remplit le miroir dans ce passage. Car, en dépit des apparences, ce n’est pas une surface plane, lisse, froide, extérieure à nous même, et renvoyant une image en rupture avec notre être, parce que figée. Le miroir est au contraire ici une surface concave, c’est-à-dire une surface rappelant celle d’un cercle non achevé.
Comme nous l’avons déjà vu, cette circularité ouverte met en présence deux extrêmes qui sont tout à la fois de même nature, puisqu’ils appartiennent à la même ligne, à la même circonférence, et opposés de par leur position frontale. Ces deux extrêmes sont constamment à la recherche du point qui comblerait le vide qui les sépare, et qui permettrait à la forme concave d’être bouclée.
L’on ne peut s’empêcher de mettre en rapport ici cette concavité extrême et réfléchissante avec celle de l’oeil. L’oeil est en effet l’image parfaite du cercle inachevé, du cercle percé d’un trou à diamètre variable : la pupille. Cette variabilité permet d’effectuer perpétuellement des mouvements de contraction et de dilatation comparables aux mouvements d’apparition/disparition du point de contact, du « centre de gravité », ou présence/absence. C’est par ce trou que, dans les deux cas, toute image se révèle pour aussitôt s’évanouir.
Ce trou, parce qu’il est à la fois point aveugle et révélateur, est à l’origine de l’extrême animation des figures. C’est par lui que la lumière pénètre et agit tout comme le manipulateur agit « sur le centre de gravité » pour actionner sa marionnette. C’est par lui que les cellules sensibles sont excitées sous l’action du rayon lumineux. C’est en définitive en lui que s’origine la vie ; de la même façon que c’est par le centre de gravité que les membres des marionnettes acquièrent grâce et légèreté.
Cette ouverture, cela va de soi, n’est pas une béance, un vide, puisqu’elle est toujours pleine (grosse) de l’impossible comblement, de l’impossible présence. D’autre part sa comparaison avec la pupille de l’oeil n’est pas fortuite, puisqu’il est fait mention de cet organe dans le duel qui oppose le danseur à l’ours : « debout, me fixant dans les yeux comme s’il avait pu lire dans mon âme ».
Cette observation du danseur est très intéressante, car elle met en situation la façon dont le point de jonction peut être atteint, nous faisant ainsi participer au basculement que ce processus provoque au sein d’un espace d’indétermination. Espace dans lequel il n’est plus possible de savoir qui est quoi, qui agit sur ou est agi par quoi. Dans le cas présent est-ce l’ours qui, fixant l’oeil (la pupille du danseur, le trou qui le sépare de l’autre) fait s’animer celui qu’il tient au bout de sa griffe, ou le contraire.
Tel est le fonctionnement du « monde organique » ou de « cette conformation humaine du corps qui, ou bien n’a aucune conscience, ou bien a une conscience infinie. » Car ce dont il est question ici, c’est essentiellement de l’homme dans ce qu’il a de plus réel, de plus organique. C’est de lui qu’il s’agit, parce que c’est lui et lui seul qui est capable de rendre évidente, manifeste la grâce, même si celle-ci est toujours par essence problématique. C’est dans le fonctionnement d’un corps riche d’une présence/absence, riche d’une tension, que se révèle cet entre-deux ou espace-mouvement.
Cette tension qui résulte des deux extrêmes (qu’y a-t-il de plus opposé qu’un danseur et un ours) qui tout à la fois s’affrontent, se repoussent et s’attirent dans le besoin qu’ils ont de combler l’espace qui les sépare, est concrétisée par l’image du « fil de fer » dont parlent Kleist et Jarry. Fil de fer - presque invisible, presque absent pour le spectateur - qui relie l’extrémité des doigts danseurs à l’extrémité ou centre de gravité de la poupée dansante.
Ces fils négligeables, tant ils sont inexistants, ont cependant la capacité de faire parvenir une information au destinataire dans le même instant, pour ne pas dire avant même son émission. Ainsi, quoi qu’il fasse, le danseur-escrimeur ne peut atteindre celui qui lui fait face. Chaque feinte, chaque figure qu’il esquisse revient « soudain juste devant » lui sous la forme d’une parade adéquate.
Le danseur a même l’impression que plus il est prodigue en feintes et esquives, plus l’ours est précis dans ses ripostes. On peut du coup se demander si, dans ce duel, le véritable agresseur n’est pas plutôt l’ours. Le danseur n’a-t-il pas l’étrange impression que son adversaire le fixe « dans les yeux comme s’il avait pu lire dans [son] âme » ? Dans ce cas, et pour paraphraser à nouveau les propos du danseur, ses propres yeux ne seraient pour son adversaire qu’un centre de gravité qu’il suffirait de commander, pour que ses membres, qui ne sont que des pendules, obéissent d’eux-mêmes de façon mécanique, sans que ni l’un ni l’autre (entendons par là l’ours et le danseur) n’y soient pour rien.
Loin d’être l’animal pataud que nous imaginons, l’ours se révèle être ici le garant absolu de la grâce et de l’agilité puisqu’il parvient à faire danser le danseur, à ne cesser de le faire s’escrimer. Par ce verbe nous entendons bien sûr affronter celui qui nous fait front. Mais nous entendons aussi s’évertuer (« j’étais couvert de sueur : en vain ! ») pour tenter d’atteindre l’autre qui est nous. En atteste la forme pronominale du verbe ; qui cependant ne l’est qu’en apparence, car si cet autre qui revient toujours « devant nous » est le même, il est aussi radicalement différent.
A propos de ce jeu de miroirs le danseur (l’écrivain ? Kleist ?) nous dit : « l’image du miroir concave, après s’être éloignée à l’infini, revient soudain juste devant nous : de même la grâce, quand la connaissance est passée pour ainsi dire par un infini, est de nouveau là ». « Image » et « grâce » sont apparemment des termes équivalents. Tous deux sont le résultat d’une transformation opérée par l’infini. Reste donc à savoir de quoi est fait cet infini, pour transmuter [12] de la connaissance (finie) en grâce (connaissance infinie).
L’énigme pour le danseur-escrimeur est que chacune de ses attaques est mystérieusement contrée par la parade adéquate. C’est que la circularité ouverte formée par le face à face des deux adversaires n’est que l’image de la trace laissée par le perpétuel renvoi d’informations. Informations qui partent de l’oeil du danseur, passent par les armes, pour déjà se (re)trouver dans l’oeil de l’autre en lequel le même se lit.
Or l’ouverture (« le centre de gravité ») n’étant pas fixe, puisqu’elle est toujours à l’opposé de l’endroit où l’on croit qu’elle se trouve, est productrice d’une multiplicité de circularités qui chacune, en recherchant leur résolution, en provoque de nouvelles, étant donné que tout comblement ne peut avoir lieu sans qu’il y ait quelque part une autre ouverture, ou plutôt la même ouverture, mais autre.
C’est cette inconcevable infinité de circularités ouvertes en perpétuel mouvement, en perpétuelle création, que traverse la connaissance pour se transmuter en grâce. Ce prodigieux et problématique parcours est effectué avec une rapidité telle, que le même et l’autre semblent fugitivement n’avoir fait qu’un (comme semblent tout aussi fugitivement ne faire qu’un dieu et l’homme, le marionnettiste et sa poupée, l’écrivain et le mot) pour former l’improbable anneau, celui d’une bouche qui dit « oui ».

Ce texte est la version revue et corrigée par l’auteur du texte paru dans le numéro 28 de TXT. Il a paru parmi d’autres textes critiques de Jacques Sivan dans son livre Machine Manifeste, éd. Léo Sheer, 2003. Merci à Jacques Sivan de nous avoir permis de le reproduire ici.


[
1] Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, trad. de l’all. par R. Munier, éd. Trasière, 1981.
[
2] Le concept vis motrix est fondamental. Il exprime l’énergie, qui par son mouvement en spirale, produit de l’animation.
[
3] C’est nous qui soulignons.
[
4] Théâtre public, 3ème trim., 1980, p. 72. Nous retrouvons la définition quantitative de l’infini telle que nous l’avons analysée plus haut.
[
5] J’emprunte cette belle formulation à François Lazaro.
[
6] A. Jarry, Conférence sur les pantins, coll. de la Pléiade, T.1, Gallimard.
[
7] Dans Le Colonel des Zouaves le personnage principal d’O. Cadiot met en oeuvre différentes stratégies pour amener le poisson à mordre : « Je tire sur le fil par secousses pour donner une allure naturelle à la sauterelle morte à la surface du trou. »(c’est nous qui soulignons).
[
8] A. Jarry, Conférence sur les pantins.
[
9] Il serait intéressant d’analyser comment chacun des quatre protagonistes (si l’on prend en compte, non seulement cette présence/absence (Kleist ?) et les deux personnages principaux mais pourquoi pas aussi le lecteur) manipulent ou sont manipulés par (eux-mêmes ?) les autres.
[
10] Personnage manipulé à double titre, à savoir par la présence/absence et par le fils aîné du gentilhomme réputé être une fine lame qui sera cependant battu par le danseur de la même façon, c’est-à-dire de manière aussi nécessaire (« mécanique ») que le danseur sera battu à son tour par l’ours.
[
11] Les expressions « virer au », « tourner au » utilisées pour exprimer une modification de la couleur, auraient peut-être mieux fait sentir l’aspect fluctuant, non maîtrisable, et donc quelque peu mystérieux de ce passage du même à l’autre, même si ce passage est fait de nécessité, ou peut-être justement à cause de cela.
[
12] Ce mécanisme de transmutation pourrait être mis en parallèle avec celui de la « transsubstantiation » joycienne.

Je suis le Mario de la Marion

Je suis le Mario de la Marion,
le Mario des mirettes de la miette,
le Mario de la Mariette,
le Mario de la tinette et des zézettes,
le Mario pas mariole,
qui aime et cajole la gayole
où s’niche la maricaude, la pas triquée pépette,
la bonne affaire qu’on s’fait entre deux tringles,
le Mario des embouts, des hauts et des bas,
Mario pas net ou Mario net,
peu importe la façon pourvu qu’on ait la main,
la jambe ou le tronc tout entier,
que dans le rythme secoué des chairs bien arrimées
au squelette de fer, de câbles et de nylon,
le geste se fasse léger, opportun et sans ombres,
geste de parade ou geste d’embrassade,
geste d’ambassade, de leste rigolade,
le geste part du ventre,
du ventre du montreur, de l’acteur en marionetteur,
du ventre ou de quelque chose
de flottant qui lui reste dans l’âme,
un zeste de brouillard dans les lumières,
de l’hébétude dans l’esprit,
des chiquenaudes d’enfer dans la vertu des raisons,
le geste part, se roule dans la chaîne du nom, du corps, des articulations,
et dans le vaste monde s’envole, traîne, pique du nez, repart,
rêve à l’une ou l’autre chose, à l’autre plus souvent,
tombe dans un feulement au cœur de la matière qui n’attendait que lui
pour pousser ses atomes jusqu’au seuil des reconnaissances,
de la nature, des jeux de simulacres et des imitations,
mais c’est au-delà que requiert l’ambition de transporter un peu
de cette vie soumise dans des lieux aérés, libres et inconnus de nous ;
l’en deçà lui convient, pourvu que cette marge dise le peu et le refus
d’apparaître dans notre ressemblance, c’est au centre de nous,
de moi tout particulièrement, rappelle Mario en grommelant et ça,
c’est plus du jeu, un simple travestissement, une manière de dire
la même chose, de bégayer mon nom et de zézayer
ce que j’articule à grand peine,
au centre de nous le geste donc,
non pas un déplacement,
mais un mouvement concentré qui emporte
jusqu’au terme du touché,
jusqu’à l’expire, à l’issue du souffle qui porte et son corps et le mien
dans un écart de veille, tout concentré de l’autre et de soi plus présent,
voilà ce que suppose cette étrange connivence qui fait intimité
entre l’inerte et le vivant,
qui fait d’une chose un objet,
qui souvent se hisse jusqu’au souvenir-même du sujet,
ce geste-là doit se glisser dans une apparition
et disparaître de la même façon,
il doit inséminer ce que nous ne pouvons dire
dans l’envergure d’un corps
livré aux lois pesantes de la gravité,
du même ou de la dissemblance,
ce geste a une histoire,
vingt-deux mille ans pour dire
le cruel, l’injuste et le mystère,
la joie, l’amertume ou la mort
mais jamais dans l’enveloppe
d’un corps tout empesé d’organes,
ce geste est un sésame pour dire une part
de ce qui est à part,
pour réclamer son dû aux espions du réel
toujours trop attachés à vérifier
le vrai, le bon, le beau
dans l’entrelacs du foie, des poumons et du cœur,
dans l’insouciance du sang transporté d’oxygène,
ce geste ici est le voyage
de cet homme ancien qui marche sur les glaces
et tente d’arriver
jusqu’à nous,
malgré nous
et au détour de nous.

2005