mercredi, août 06, 2008

Vraisemblance et reconnaissance de la fiction

Pour une redéfinition de la vraisemblance dans le cadre d’une poétique romanesque
Nathalie Kremer (KU Leuven)

Préambule

La question de la poétique du roman ne peut passer à côté de celle de la redéfinition de certaines notions-clé de la poétique classique, élaborée autour du modèle de la poésie dramatique. Dans ce qui suit, j’aimerais énoncer quelques pistes de réflexions et quelques questions majeures touchant une notion capitale du système poétique classique, celle de vraisemblance.

Dans la théorie classique, la vraisemblance est cette notion qui permet de penser l’art dans sa spécificité et sa légitimité par rapport à la nature. Le vrai étant toujours divers, particulier, individuel, et « donc » défectueux, la vraisemblance a pour fonction d’« épurer » le vrai (selon le terme de Chapelain), et ainsi d’élever l’œuvre littéraire au rang d’un vrai général, embelli, « donc » parfait. La reprise d’Aristote à l’âge classique implique dès lors une interprétation spécifique de la vraisemblance selon une conception hiérarchique de son rapport au vrai. Tout cela est bien connu.

Le vraisemblable entre l’idéal et le vécu

La poétique romanesque au Grand Siècle et au Siècle des Lumières semble cependant impliquer une progressive redéfinition de la notion de vraisemblance au moins dans le discours théorique qu’on lui consacre. Dans ce métadiscours, qui ne rend sans doute qu’imparfaitement compte de la production romanesque elle-même, le vraisemblable tend de moins en moins à désigner un vrai parfait, général et exemplaire, et vise de plus en plus à proposer une peinture psychologique de l’homme. Si l’ambition du roman dès le dernier quart du 17e siècle est de peindre « le tableau de la vie humaine », il doit se rapprocher de l’expérience du lecteur. Un renversement de paradigme, préparé au sein même de la théorie classique, en est la conséquence. En effet, en définissant la vraisemblance comme ce qui relève de l’« opinion » (la doxa), les théoriciens du Classicisme avaient ouvert la voie à une « désidéalisation » de la vraisemblance.
Pour les doctrinaires de la Poétique classique, « l’opinion » du public désignait un sensus communis, ou plutôt un « consensus communis », c’est-à-dire un ensemble d’idées et de valeurs d’une élite qui, sous couvert de la Raison et de l’idéologie de l’honnête homme, propose ses normes comme universelles. D’idéologique, cette « opinion » tendra à devenir existentielle, avec la montée du roman. La vraisemblance romanesque se mesure à une doxa implicite propre au lecteur contemporain, qui désigne les idées et valeurs découlant non plus d’une « opinion », mais d’une expérience commune existentielle prise dans le vécu.

Un bel exemple de ce double fonctionnement de la vraisemblance se retrouve dans la critique de la Princesse de Clèves par Valincour publiée la même année (en 1678) sous le titre de Lettres à Madame la Marquise*** sur la Princesse de Clèves. Ce texte de Valincour est un discours critique qui s’enveloppe d’un dispositif épistolaire, le tout consistant en trois lettres consécutives. On retrouve ici la scénographie épistolaire dont Jan Herman parle abondamment dans son exposé et à laquelle il faudra revenir à la fin de celui-ci.

Interrogeons d’abord le discours critique même avant de nous attarder à la scénographie. Le lecteur Valincour s’engage dans la querelle que suscite le roman de Madame de La Fayette en proposant une réécriture du récit, qui consiste à examiner différentes versions possibles pour chaque séquence du récit. La critique de Valincour a pour but de rechercher la version la plus vraisemblable du roman parmi tout un arsenal de versions possibles. A plusieurs reprises, Valincour s’attaque à la conduite du duc de Nemours qui ne se conduit pas assez en héros de roman, en personnage exemplaire.i

Ainsi, dans la Première Lettre, Valincour réévalue de la façon suivante la réaction du duc de Nemours après qu’il a entendu l’aveu de la Princesse de Clèves à son mari.

puisqu’il était du destin de Monsieur de Nemours de passer la nuit dans la forêt, ne trouvez-vous pas qu’il eût mieux fait d’aller, selon la coutume des amants, contant son bonheur à tous les arbres, à tous les rochers, et à tous les oiseaux qu’il aurait rencontrés en son chemin, et qui lui eussent gardé le secret, que d’en aller parler à Monsieur le Vidame de Chartres, qui lui fit dans la suite une si fâcheuse affaire ?ii


La conduite de Nemours est invraisemblable, et par conséquent à proscrire en ce qu’il ne se comporte pas selon un modèle de conduite supérieure, qui le distingue du vulgaire.iii

Cependant, à peine quelques lignes plus bas, Valincour s’étonne que le duc de Nemours ne prenne pas de rhume en rôdant toute une nuit dans la forêt.


Je ne sais pas aussi quel plaisir prend l’auteur à faire égarer Monsieur de Nemours au retour du pavillon : car enfin, cet égarement n’aboutit à rien qu’à le faire errer toute la nuit au milieu d’une forêt, où tout autre qu’un héros de roman se serait enrhumé pour plus de huit jours. (Ibid.)


Ici, l’exigence du vraisemblable part d’une expérience du réel. Le comportement de Nemours est jugé non pas par rapport à une norme de supériorité ou d’exemplarité de conduite, mais par rapport à l’aune du monde et du vécu. Le héros romanesque doit s’approcher au plus près du fonctionnement humain, comme le dit Christine Montalbetti à propos de cette réflexion de Valincour.iv

Boileau repensé par les romanciers

Pour étudier de plus près cet écart naissant, voire cette confrontation, entre les normes poétiques du classicisme et celles propre à l’expérience des lecteurs contemporains, il est utile d’examiner de plus près l’appareil paratextuel du roman. C’est dans les préfaces en effet que les enjeux poétiques de la production littéraire sont le mieux exhibés et en même temps interrogés, et que se révèlent le mieux les différentes postures que peut prendre le vraisemblable par rapport au vrai au 18e siècle.

Si le principal outil de la poétique classique pour légitimer une œuvre littéraire est celui de la vraisemblance, il n’est pas surprenant de voir les romanciers s’en emparer pour mieux faire ressortir une conception de la fiction différente de celle préconisée par la doctrine classique. Bien malgré lui, c’est Boileau qui ouvre la voie à la libération de la fiction par rapport à l’assujettissement au vraisemblable. Le célèbre vers selon lequel « le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable »v sera repris comme un crédo dans tout le XVIIIe siècle. Cependant, en s’emparant de ce vers de Boileau, les romanciers le détournent du sens qu’il prenait dans L’Art poétique.
En effet, puisque le vrai n’est pas toujours vraisemblable, un roman invraisemblable sera assurément vrai, argumentent les romanciers dans leurs préfaces.vi La dissociation opérée par Boileau entre le vrai et le vraisemblable trouve ici son exploitation inverse, et le principe de base de la poétique classique est retourné contre lui-même par un raisonnement a contrario. L’invraisemblance est la caution de la vérité des faits racontés.vii

Inversement, d’autres romanciers argumentent qu’au contraire la vraisemblance est caution de la vérité de l’histoire.

Ainsi nous constatons, au travers d’un ensemble d’exemples que nous pourrions citer, que le traitement réservé par les préfaciers de la première moitié du 18e siècle à la notion de vraisemblance est pour le moins ambivalent. L’écart entre vraisemblance et vérité, constitutif du paradigme mimétique de l’art classique, est exploité par les romanciers de telle sorte que les raisonnements pris dans leur ensemble deviennent aporétiques. Si l’ambition du roman est de se rapprocher du vécu, les uns préconiseront la vraisemblance des faits racontés comme moyen d’atteindre le vrai, alors que d’autres atteignent le vrai par la voie de l’invraisemblance. Au niveau des faits représentés – disons, si l’on veut, au niveau de l’inventio – la vraisemblance devient un concept qui se vide de son sens.

La cohérence se retrouve au niveau de la dispositio.
Reste en effet constante l’exigence d’une intrigue vraisemblable par sa cohérence, par sa construction logique interne : il s’agit de construire une histoire de telle sorte qu’il ne soit pas possible d’ôter une colonne « sans renverser tout l’édifice »viii. La cohérence de l’histoire doit s’établir même au détriment du vraisemblable. Ainsi, c’est par le gain de cohésion interne que le comte de Vignacourt justifie l’introduction d’un élément invraisemblable imaginaire dans l’intrigue du Prince turc, une œuvre datant de 1724, qui se présente comme une « Nouvelle historique » dont le fond à été pris dans l’Histoire.ix

Ainsi, de miroir du vrai, la vraisemblance en vient à faire signifier une rupture avec le vrai. Incohérente au niveau de l’inventio, c’est-à-dire des faits représentés, la vraisemblance comme notion poétique n’a de consistence qu’au niveau de la dispositio. Ou pour recourir à la terminologie de René Bray, la vraisemblance « interne » l’emporte sur la vraisemblance « externe ». Dans ce glissement se consigne en même temps la clôture du roman sur lui-même, à la faveur de mécanismes de cohérence purement poétiques.

Cacher la fiction, exhiber la fiction

Il convient sans doute de s’interroger sur l’enjeu d’une telle clôture de la fiction sur elle-même. La vraisemblance « interne » confère-t-elle au récit une plus grande crédibilité ou au contraire assure-t-elle la reconnaissance de la fiction comme telle ? Traditionnellement la vraisemblance est considérée comme l’outil le plus puissant de l’illusion que peut ou doit produire un poèmex. La seconde hypothèse, qui considère la vraisemblance dans la poétique romanesque comme un élément de mise en place de la reconnaissance de la fiction, peut donc paraître surprenante. C’est pourtant vers celle-ci que tendent certains développements, qui nous portent à croire que la clôture du récit à la faveur de sa vraisemblance interne vise surtout la création d’un univers autonome qu’il s’agit de faire reconnaître comme fiction.

C’est à cela que tendent en outre les procédés de légitimation de l’écriture mis en œuvre dans l’appareil préfaciel, telle que la fiction épistolaire légitimante analysée par Jan Herman. Cette fiction légitimante est évidemment inséparable de l’exigence de vraisemblance, et ici encore l’on pourrait croire qu’elle sert à tromper le lecteur par le développement d’une rhétorique de la crédibilité. Pourtant certains indices consolident l’hypothèse selon laquelle elle vise au contraire à faire reconnaître la fiction comme telle.

Reprenons dans cette perspective, et pour finir, notre exemple de la réécriture de la Princesse de Clèves. Valincour enveloppe son discours critique sur le roman de Mme de La Fayette dans un échange épistolaire fictif. Le discours critique se lit donc en palimpseste dans une sorte de fiction épistolaire. Ce palimpseste est lui-même la réécriture d’un roman, La Princesse de Clèves. Le discours critique se trouve donc saisi entre deux fictions : celle qu’il commente et celle dont il s’enveloppe. Le discours critique est en même temps un travail de réécriture qui assimile progressivement deux traits essentiels du roman : la multiplication des instances auctoriales d’une part, l’éclatement textuel en versions différentes de l’autre. Le discours critique, vêtu en roman, en devient un objet fuyant, à l’instar de son auteur.
Commentant la Princesse de Clèves en la réécrivant sous diverses formes, Valincour s’inscrit dans le processus même de l’écriture du roman. Il se substitue à l’auteur de la Princesse de Clèves et s’approprie une part de la fonction d’auteur. De commentaire sur l’œuvre d’un autre, les lettres de Valincour se transforment en roman, c’est-à-dire en un discours éclaté en plusieurs versions. La version ultime, la séquence la plus vraisemblable de l’œuvre, n’a lieu d’être, n’existe qu’au sein d’un ensemble d’autres versions possibles, tour à tour explorées, non pas systématiquement, mais suggérées, ou mentionnées. La présence de toutes sortes d’autres versions dans le texte annule tout état définitif du texte, y compris celui de la version vraisemblable. C’est à ce niveau que s’élabore la Poétique du roman moderne, qui consiste en un texte éclaté en versions nombreuses, dont une seule est stabilisée par la publication.

Quand ensuite le discours critique devenu roman est entouré d’une scénographie épistolaire, c’est moins pour garantir à ce « roman critique » une quelconque crédibilité, que pour mettre en évidence la fiction. La fiction légitimante, par la topicité qu’elle s’acquiert progressivement, associe la construction au romanesque. C’est ce « romanesque », en fin de compte qui est exhibé. Le « faire vrai » du roman vraisemblable vise plus à reléguer l’énoncé de fiction dans une sphère fictionnelle cohérente, qu’à établir un lien référentiel avec le monde.xi Le discours critique est légitime aussi longtemps qu’il se confine dans la fiction exhibée comme telle.

par Nathalie Kremer (KU Leuven)

Publié sur Fabula le 29 avril 2006

Notes :
i Cette critique n’est pas sans rappeler la façon dont Chimène dans le Cid fut condamnée pour n’avoir pu être assez vertueuse.
ii Valincour, Lettres à Madame la Marquise*** sur la Princesse de Clèves, prés. par Christine Montalbetti, GF Flammarion, 2001, p.49.
iii Plus loin encore, Valincour reprend ce défaut dont fait montre le Duc de Nemours, n’est pas excusable de n’avoir pu se taire :
iv « Différencié de la série des héros trop romanesques dont les actions sont sans rapport avec celles qui ont lieu dans le réel, il doit s’approcher au plus près du fonctionnement humain. » (Ibid., p.24)
v Boileau, L’Art poétique, 1674, prés. par Sylvain Menant, Paris, GF, 1998, chant III, v.44.
vi C’est la démarche de l’éditeur du Naufrage et aventures de M.Viaud (1770) par exemple, qui affirme ouvertement dans sa préface l’invraisemblance du récit, et tourne habilement ce défaut à son avantage en le faisant fonctionner de preuve de véridicité. En effet, l’éditeur prévient les lecteurs qu’ils liront le récit des malheurs cruels auxquels a été exposé le héros, et atteste la véridicité de la relation à partir de son invraisemblance :
vii Notons que les différentes configurations (fiction & vraisemblance ; vérité & vraisemblance etc.) s’élaborent indépendamment du genre littéraire. Dans le paradigme du roman présenté comme fiction et vraisemblance, la même argumentation se construit tant pour un roman historique que pour un conte de fées. Cette transgénéricité rend notre analyse d’autant plus pertinente, qu’elle permet de surplomber les cloisonnements traditionnels pour penser le roman dans son ensemble.
viii « Avertissement » à la 3e partie de La Mouche, ou Les aventures de M. Bigand, traduites de l’italien, par le chevalier de Mouhy (1736), in : Christian Angelet et Jan Herman, Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle. Volume I : 1700-1750. Par Jan Herman, Presses Universitaires de Louvain, 1999, p. 180. Cet énoncé nous rappelle clairement celui d’Aristote, qui comprend l’intrigue comme un ensemble d’éléments nécessaires. L’unité d’action, ou mieux, la cohérence de l’action, répond ainsi à une exigence de motivation, qui consiste à n’admettre que le nécessaire dans l’histoire relatée.
ix « Mon lecteur s’apercevra facilement que je n’ai feint la prise de Jean Zapoli par Soliman que pour nouer le commencement de mon intrigue. Je me suis même permis de donner une fille à ce prince quoique je sache qu’il n’en ait jamais eu. Mais cette princesse m’était nécessaire pour rendre mon histoire vraisemblable.
x Dans la dramaturgie classique, elle trouvait son application dans la règle des trois unités, qui devait assurer une sorte d’illusion de présence, par l’immédiateté – pour ne pas dire la quasi identité – entre l’univers de la représentation et celui du spectateur. Au niveau de la diégèse, elle repose sur un mécanisme de répétition du même, qui assure la l’illusion au sens de méprise, et donc la non-reconnaissance de l’œuvre (d’art ou de fiction).
xi La fiction mise en place dans la préface de roman est appelée « vraisemblance pragmatique » par Cécile Cavillac dans son article « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle » (Poétique 101 : 1995, p.23-46). Pragmatique en effet, non pas tant pour vraisemblabiliser, c’est-à-dire crédibiliser la narration, que pour mettre en avant la fictionnalité de la fiction.


Pour citer cet article : Nathalie Kremer (KU Leuven) , "Vraisemblance et reconnaissance de la fiction. Pour une redéfinition de la vraisemblance dans le cadre d’une poétique romanesque", Fictions classiques, URL : http://www.fabula.org/colloques/document128.php

vendredi, juillet 25, 2008

Quelques problématiques du récit hypertexte multimédia

Peut-être faut-il, malgré tout, faire confiance à la demande de concordance qui structure aujourd’hui encore l’attente des lecteurs et croire que de nouvelles formes narratives, que nous ne savons pas encore nommer, sont déjà en train de naître, qui attesteront que la fonction narrative peut se métamorphoser, mais non pas mourir.

Paul Ricoeur. Temps et récit.

Depuis bientôt trois ans que j’expérimente l’écriture sur écran, tant sur mon site www.0m1.com que sur le site www.e-critures.org, je m’étais situé dans une perspective avant tout « poétique ».
A travers des œuvres suivies, comme « 10 poèmes en 4 dimensions » , « Le livre des morts » , ou des œuvres fragmentaires dans « Formes libres flottant sur les Ondes » , je m’étais posé bien des questions concernant les rapports entre mot et image, concernant l’utilisation du support, le rapport au lecteur, etc.
L’envie ne manquait pas, certainement, d’aborder le récit. Il y fallait un certain nombre de circonstances, et de compétences qui peu à peu se sont accumulées et additionnées.

Je parlerai des unes et des autres au cours de ce développement. Je montrerai comment il a fallu qu’elles soient réunies à un moment donné pour que l’écriture de Serial Letters puisse avoir lieu.
Je formulerai également certaines observations, qui se placeront d'un point de vue de praticien, et non de théoricien, ou encore moins d’universitaire.
M’appuyant enfin sur une expérience du récit traditionnel, je ferai quelques comparaisons entre les deux modes de narration.

Est-ce une facilité et de quoi parle-t-on?

De façon provocatrice, posons tout d’abord la question de la « facilité » du récit hypertexte multimédia.
Est-ce que le récit multimédia serait une commodité permettant de résoudre à bon compte un état d’épuisement de la littérature traditionnelle ?
Est-ce que l’utilisation d’une quincaillerie technologique parviendrait à masquer un manque d’inspiration ?

Ou bien même, le recours à l’image - comme le pose avec malice Théophile Gautier, dans le Capitaine Fracasse, qui après une longue description inaugurale des comédiens, s’excuse de la longueur de son récit, qu’une image aurait pallié avantageusement, et avance que « L’artifice de l’écrivain a cette infériorité sur celui du peintre qu’il ne peut montrer les objets que successivement. »- serait-il la solution miraculeuse qui permettrait d’éviter l’ennui au lecteur, voir de résoudre une crise de la narration ?
Bien sûr que non !

Et Théophile Gautier sait bien que la longueur de son récit descriptif nous aura fait entrer dans l’intimité de ses personnages de façon toute différente qu’une image aurait pu le faire, laissant au narrateur tout pouvoir par les mots, donnant à l’imagination du lecteur toute latitude pour qu’elle s’empare du Pédant, d’Isabelle, du Léandre, de Dame Léonarde.
Il a beau jeu ensuite de reconnaître que « il fallait nous faire lier connaissance avec cette troupe comique tombée si inopinément dans la solitude du manoir de Sigognac. » pour sembler se donner des excuses.
Le récit hypertexte multimédia ne cherche certes pas les commodités qu’accorderaient les progrès techniques à un mode plus ancien de narration, de même qu’aucun tableau n’aurait pu rendre la description magistrale du début du Capitaine Fracasse.
Ce n'est pas parce que l'on dispose d'une palette plus large d'expression que la création en est d'aucune manière facilitée.
C’est même tout le contraire : alors qu'un récit littéraire peut tirer sa force de la minceur du mode d'expression (l'écrit), le récit hypertexte multimédia doit au contraire jongler avec plusieurs médias (écrit, image, son) et plusieurs paramètres ( gestion du temps à l’intérieur du récit, mode de réception de l'œuvre, agencement des liens hypertextes, etc.) qui en compliquent considérablement la réalisation.

Quelques attendus

Les rapports entre l’image et le texte sont la première difficulté à résoudre.
On a vu avec Théophile Gautier que l’image ne peut pas agir en qualité d’auxiliaire du récit, d’illustration ou de raccourci, sous peine de quoi on ferait une sorte de bande dessinée, ou de dessin animé, ce qui n’est pas la volonté affirmée ici.
Si au contraire l’image est en décalage complet avec le texte, on court le risque de perdre le fil de son récit, ou de se confronter sans arrêt à la question de la validité de ses choix, et de proposer au lecteur une sorte de rébus, ce qui serait vite déstabilisant.
Je tiendrai donc pour acquis , dans le cadre de ce travail particulier, qu’un degré minimum de corrélation entre le texte et les images est nécessaire, et que le narrateur recherchera un minimum d’adhésion de son lecteur à l’histoire qu’il entend lui raconter.

Avant d’aller plus loin, répondons également à l’objection selon laquelle l’oeuvre multimédia sur ordinateur serait tellement innovante, tellement hors norme, qu’elle n’aurait pas besoin de se référer à des catégories anciennes : poésie, récit, fiction, documentaire, etc, toute serait remis en question !
Cette objection pourrait bien sûr être retenue.
A l’inverse, on pourrait soutenir que des œuvres possédant à la fois unité graphique, thématique, procédurale et narrative pourraient être appelées « récit ». Prenons pour exemple l’œuvre de Gregory Chatonsky et Eric Sadin, « 7(2) puissance 27 » qui présente une unité esthétique manifeste, ainsi qu’un chaînage continu et logique d’événements graphiques et sonores. Prenons aussi l’exemple de « Being Human » d’Annie Abrahams, ou de « Mazecorps » de Xavier Léton, qui présentent elles aussi unité graphique, sonore et procédurale. Ces œuvres pourraient être appelées « des récits ». Pourtant, ce n’est pas le premier mot qui viendrait à l’esprit à qui voudrait en parler.
Tenons donc que le récit s’appuie sur des personnages, une intrigue.
Tenons pour acquis que le récit multimédia a certes sa spécificité, mais que la notion de récit telle qu’elle est admise le plus couramment peut lui être appliquée.

Des œuvres telles que le « Non-roman » , de Lucie de Boutiny, « Apparitions Inquiétantes » , de Anne-Cécile Brandenbourger, « Pause » », de François Coulon, « Trajectoires » de Jean Pierre Balpe et son équipe, BpmOdyssée, de Marc Petska, sont évidemment des récits hypertextes multimédias.

Pourquoi le récit ?

Tout d’abord, est-il pertinent d'écrire un récit hypertexte multimédia ?
On peut se poser la question. Alors que la poésie trouve tout de suite ses marques sur l'écran, et que les réussites dans ce domaine sont déjà nombreuses, il en va tout différemment du récit hypertexte multimédia.
Si l'on suit Paul Ricoeur (Temps et Récit), le récit serait le vecteur dans la construction du Sujet. Il serait « récit de soi », et par-là même nécessaire à toute aventure humaine.

Mais s'agissant du mode d'expression qui nous intéresse, la notion de récit clos sur lui-même, tel que le définit Paul Ricoeur, apparaît tout à fait antinomique avec les modes d’expression et de diffusion qui nous intéressent.
Le récit hypertexte multimédia va même à l'encontre de toute idée de clôture, puisque le lien hypertexte permet au lecteur-internaute de s'échapper à tout moment d'un fil narratif immuable, soit à l'intérieur de l'œuvre, soit dans l'espace ouvert du Net.

Partons quand même sur l'hypothèse que le récit est une nécessité, et qu’il lui faut son attirail d’intrigues, de personnages, de thèmes, etc.
Partons sur l’hypothèse que le récit hypertexte multimédia – parce que la nature aurait horreur du vide – remplirait une case qui sans cela resterait outrageusement béante. Partons également sur une hypothèse qui m’est chère, à savoir que le support invente aussi le contenu.
Une fois tout cela posé, on peut dire que les vrais problèmes commencent !
S’il y a récit hypertexte multimédia, un certain nombre de règles doit être défini.
Le genre ne faisant que naître, nulle tradition pour guider nos pas, nul aîné à contester. Chacun se trouve devant une effrayante liberté. Chacun doit inventer son propre mode de narration.

Le choix des langages informatiques adoptés – va-t-on écrire en Flash, en Director, en HTML et javascripts, etc. – des systèmes d’exploitation – windows, ou Apple, ou Linux – même s’il nous aura semblé aller de soi au moment où nous l’aurons fait, ce choix sera le premier pas vers la naissance de règles que chacun, jusqu’à ce jour (1), se doit de créer.

Ce chemin que le récit imprimé a suivi au cours des siècles, pour parvenir jusqu’à nous sous la forme que nous connaissons – de la feuille volante du feuilleton des rues, de l’Almanach diffusé par des colporteurs, jusqu’au livre diffusé sous le nom de « roman » – tout ce travail de la forme, nous devons, nous, l’accomplir en quelques mois, quelques années, pour hisser un récit multimédia hypertexte jusqu’à un début de cohérence formelle.

La règle et sa transgression

Quelles que soient les œuvres citées précédemment sous le nom de récits hypertextes multimédia, on remarquera très vite qu’elles offrent une unité de construction.
Dans la façon d’agencer les images, de placer les liens, etc, chacune d’entre elles a défini, que ce soit consciemment ou inconsciemment un certain nombre de règles, qui les rendent aussitôt reconnaissables.
Pour Serial Letters, il en va de même.
Le format des images, par exemple, 700 X 525 pixels, qui est hérité du site www.adamproject.net sur lequel elles ont d’abord été publiées.
Le format du texte défilant, ensuite, qui s’allonge sur une bande de 100 pixels, à gauche, et qui tourne en boucle.

Le choix de la navigation, enfin, qui fait appel à un javascript ouvrant une nouvelle fenêtre dans le navigateur.
Voilà les trois règles que j’ai installées de façon volontaire, mais non préméditée.
Ce sont d’une part le matériau disponible (les photos, prises au cours d’un précédent colloque, (5, 6, ) à Paris 8, et en Roumanie (20, 23, 30, 15 ), lors d’une présentation de mes œuvres à l’Institut de France de Bucarest) et d’autre part l’état au moment T de ma maîtrise des outils de création multimédia qui m’ont amené vers ces choix, bien davantage qu’une prise de position esthétique.
Les images, mais il ne s’agit pas ici d’une règle, plutôt d’une exigence visuellle, ont été traitées avec Photoshop.

Sans ces trois règles, sans ce traitement particulier du visuel, Serial Letters n’existerait pas.
Comme le dit si bien Lucie de Boutiny à propos d’une partie du dispositif, "La machine à écrire en direct donne du rythme à la lecture, et nous oblige à la concentration... C'est peut-être ça l'interactivité : accomplir une série de procédures strictes!"

Cela fixé, comment imaginer une règle sans transgression ?
Les écrans suivants (9, 10, 13, 14, 31 ) pour une raison ou une autre, opèrent une transgression des règles énoncées précédemment : sans transgression il n’y pas de littérature.
C’est dans le jeu entre la règle et la transgression que se tient aussi une partie du « moteur dramatique » de Serial Letters.
Parfois au contraire, j’ai respecté la règle de façon absurde, ce qui est une autre façon de la transgresser.
Ainsi, sur l’écran 28, l’image qui était verticale, aux dimensions 700 de haut par 525 de large, je l’ai couchée pour revenir aux dimensions 700 de large par 525 de haut.
Logiquement, cela n’a aucun sens. Graphiquement, oui.

Niveau dix sur l’échelle de Richter

Ces règles que je viens d’énoncer, et leur transgression, concernent les procédures de mise en scène du récit. Elles sont nécessaires, indispensables, mais pas suffisantes.
Tous ceux qui ont un jour ou l’autre approché le récit écrit savent qu’il lui faut un début, une fin, et un moyen pour parvenir de l’un à l’autre.
Le langage écrit résout très bien cette équation. Nos langues occidentales, qui ont défini de façon très précise les façons de marquer le temps, de définir un avant, un pendant et un après, sont expertes à la conduite d’un récit.
Le livre imprimé, par sa succession de pages reliées dont les unes sont forcément avant les autres, se prête parfaitement à cet exercice.
Dès lors que l’on perd cette facilité que nous avons forgée par la langue, et exploité grâce à un objet, le livre, il en va tout autrement.
Le lien hypertexte, qui nous permet de nous diriger à n’importe quel endroit de notre œuvre, mais aussi dans n’importe quelle section du Net, est comme toute libération, un cadeau bien encombrant.

En effet, et pour peu que l’on soit de la race des indécis comme moi, à quel endroit placera-t-on ce lien ?
En bas de l’écran ou en haut, masqué ou visible ?
Le fera-t-on pointer vers l’écran précédent, l’écran suivant ? Mais qu’est-ce qui est précédent, et qu’est-ce qui est suivant ?
Dans cet univers malléable à l’infini que le numérique nous permet de créer, plus rien d’automatique, plus aucune loi de la physique newtonienne qui nous dicte notre conduite. Et c’est cela qui est peut-être le plus difficile.
Comme la flèche temporelle est sinon abolie, du moins perturbée, et que la représentation spatiale est bien peu commode, nous nous trouvons dans un espace-temps qui certes sera toujours celui du récit, et comme tel affranchi des règles communes, mais néanmoins désorienté.
Tout point du net étant équidistant, tout hier étant aussi un demain, tout proche étant en même temps inatteignable, la seule ligne de vie qui nous reste, c’est ce pointeur qui se ballade sur l’écran, guidé par notre seul désir, poussé par notre main, comme un têtard propulsé par son flagelle.

Le piège de la parodie

Cette jouissance qui nous est proposée, sans entrave, sans repère, nous ne pouvons pas l’accepter si facilement. Alors que nous pourrions inventer un récit qui s’affranchirait d’emblée de toute loi, qui inventerait au premier geste de nouvelles architectures textuelles, nous cherchons très vite à nous raccrocher à quelque chose de connu.

Ainsi, dans Serial Letters, que j’ai commencé de manière tout à fait spontanée, et avec l’enthousiasme du débutant, tout au plaisir de renouveler mon expression, que je trouvais figée depuis les « 10 poèmes en 4 dimensions » et les « Formes libres flottant sur les ondes », j’ai très vite constaté que face à la désorientation créée par le lien hypertexte, je réagissais par ce « chant à côté », la parodie.
Les photos que j’avais prises au colloque de Paris 8, sur lesquelles figuraient des universitaires et des artistes, je les ai maquillées comme des voitures volées, pour en faire des portraits de mafieux, de tortionnaires. D’ailleurs, je remarquerai au passage qu’il est très difficile de faire passer un universitaire pour un mafieux !
Cette option a influencé le cours de mon récit, qui dès lors s’est développé comme une parodie cauchemardesque de comédie criminelle.
Peut-être devrais-je en revendiquer l’humour. Oui, peut-être.
Pourtant, la parodie ne fait pas partie de mes genres favoris. Elle ne peut être qu’une étape. Croire que le rapport entre l’œuvre « parodiante » et l’œuvre antérieure de référence suffira, par effet de friction, à créer cette poussée initiale qui mettra la première en mouvement, c’est pour moi une erreur.
Quand je me suis rendu compte que, passé le premier sourire, il me fallait sortir de ce cul-de-sac, j’ai décidé de faire machine arrière, afin de pouvoir mieux avancer.

Reprendre un fil d’Ariane

Partant de ce constat que je n’arrivais plus à progresser dans mon récit, parce que chaque écran me plongeait dans le choix impossible de l’installation du lien hypertexte, et que ce déséquilibre me conduisait à chercher une issue dans la parodie, j’ai pris la décision de ne plus me poser la question du lien hypertexte.
Chaque écran serait la suite du précédent, et précéderait le suivant.
Ce retour à la forme la plus traditionnelle de la narration m’a permis de trouver un début de cohérence, je dis bien un début.
M’a permis de me libérer du point de vue de la construction de chaque écran.
Laissant les situations se développer toutes seules, laissant les personnages divaguer d'une identité à l'autre, je commence à trouver la voie de ce qui pourrait être, pour moi, un récit hypertexte multimédia.
Les écrans 18, ou 30, ou 32, ou 33 sur lesquels j’arrive à faire progresser mon récit, tout en donnant à l’expression graphique une autonomie, me semblent correspondre à ce qui, sans savoir non plus très bien ce que je cherche, pourrait s’en rapprocher.

Le futur de ce récit, s’il en a un, se trouvera dans une création de nouveaux écrans sans a priori, sans réflexion préalable sur l’établissement des liens hypertextes.
Le montage se fera au final, comme pour un film, et rien n’interdit de penser qu’il ne reste plus grand chose de l’histoire racontée jusqu’à maintenant.
Une autre voie que je serais assez tenté d’explorer serait de réutiliser les visuels déjà réalisés, tout en modifiant texte et contexte. Pourtant cela heurterait un des moteurs essentiels de la création dans ce domaine : le désir, l’envie de jouer, l’enthousiasme qui s’empare de moi au moment où je travaille les images et où j’écris le texte, tout en même temps. Sans cette simultanéité dans l’écriture, une bonne part de l’intérêt de l’écriture multimédia hypertexte se perdrait.

La clôture

Comment trouver la conclusion pourrait bien être la conclusion de cette intervention.
Si, comme on l’a vu, l’idée de clôture est contraire à l’utilisation du lien hypertexte, et au type de récit évoqué, on pourrait pourtant envisager un récit hypertexte multimédia conduit à la manière des jeux vidéo, en définissant des systèmes de paliers et de sens uniques, qui interdirait tout retour en arrière, et conduirait inexorablement vers la conclusion du récit.
Poser la question de la conclusion du récit revient donc à poser la question de son architecture. Poser la question de l’architecture revient à poser des questions sur la place du lecteur dans l’œuvre, et sur l’idée que l’on s’en fait : le lecteur est-il comme un rat en cage que l’on veut conduire à tout prix vers un point bien précis, que l’on aura défini arbitrairement comme étant le point de conclusion de l’œuvre, ou bien est-il un individu ayant son libre arbitre, et assez grand pour faire la lecture qui lui conviendra le mieux. Veut-on d’une lecture s’appuyant sur des stimuli que l’on sait efficaces, ou veut-on proposer au lecteur de vivre une expérience, en accomplissant une performance de lecture.
La spécificité de cette écriture, ce n’est pas le multimédia, mais l’interactivité.
Dans le type de récit qui nous intéresse, le lecteur prend une nouvelle place.
Il agit sur le récit, il fait usage de toutes les dimensions de son corps en cliquant à tel ou tel endroit, en se penchant vers l’écran, en tournant autour, en entamant une relation de séduction-répulsion.

Si nous ne profitions pas de cette spécificité pour tenter de nouvelles architectures, pour proposer au lecteur une expérimentation, une co-écriture – même s’il s’agit d’un leurre - ce serait faire un usage bien limité d’une telle technologie.

Si nous ne l’utilisions que pour ce genre de manipulations un peu grossières connues sous le nom de « livre dont vous êtes le héros », qui nous ramène vers les temps les plus anciens de l’identification, on pourrait considérer que le saut technologique du multimédia n’aurait servi qu’à redonner vie aux plus antiques lunes.
Dans tous les sens du terme, et ce sera ma conclusion, le récit hypertexte multimédia cherche sa voie.
C’est une chance pour nous tous, une chance comme peu auront pu en connaître, de devoir la chercher.

Xavier MALBREIL

jeudi, juillet 24, 2008

Les étendues de la littérature africaine



Un parcours parmi les époques, les langues et les auteurs, au travers des étendues des littératures africaines. En Afrique, un livre coûte le salaire mensuel d’un ouvrier. Cela n’a jamais empêché les gens d’écrire.

Un entretien avec Jean-Pierre Jacquemin

• La plupart d’entre nous ignorent tout de la littérature africaine mais, par analogie avec ce que nous connaissons de la musique ou des danses, nous pourrions penser que c’est quelque chose de très baroque, très lyrique...

• Il y a des idées toutes faites qui circulent et qui tiennent au fait que la littérature africaine francophone a été dominée par la figure d’un poète, Léopold Sédar Senghor. C’est un peu comme si on disait que la littérature grecque s’est arrêtée à Homère, toutes proportions gardées. Je dirais d’abord qu’il y a des littératures africaines. Il y en a dans les langues héritées de la colonisation : l’anglais, le portugais, le français. Et puis il y a des littératures dites traditionnelles. On appelle ça littérature orale, et là, bien sûr, il est plus difficile pour un Européen d’y avoir accès, mais parce qu’on traduit peu, on édite peu dans un domaine qui pourtant est extrêmement riche et qui date de centaines d’années, voire de millénaires. Pour la littérature écrite, il y a aussi les productions dans les langues nationales mais qui sont moins publiées pour des raisons économiques.

Dans ces littératures, il faudrait aussi parler d’époques. Ce qui s’est produit pendant ou à la fin de la colonisation est très différent de ce qui s’est produit après. Dans un premier temps, les œuvres étaient dans le droit fil de ce qu’attendaient les colonisateurs, mais très vite il y a eu des auteurs pour dénoncer les abus dont étaient victimes les colonisés. Par la suite, il y a la génération qui a mis en cause tous les régimes politiques mis en place après les indépendances et de très grands livres incarnent précisément ce rejet de la violence post-coloniale. Dans les deux cas, colonisation ou indépendance, c’est un roman de contestation. Comme disait Gide, on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments. Ce n’est pas parce que ces livres traitent de la justice qu’ils sont bons pour autant mais c’est un fait que les auteurs ont beaucoup mis l’accent sur ce qu’était véritablement le vécu de leur société, l’injustice, l’illégitimité des pouvoirs, les folies qu’entraîne la dictature, les drames des individus et des groupes balayés par une histoire folle.

Il y a aussi des auteurs qui ont choisi d’écrire non pas en tant que porte-parole d’un peuple, non pas avec l’espoir peut-être romantique que leurs textes allaient modifier le sens de l’histoire, mais tout simplement pour parler de leur condition humaine, en l’occurrence africaine, mais qui est celle de tout un chacun. D’autres écrivains panachent un peu tout cela ou bien encore -et c’est un thème d’inspiration très important- portent un regard sur la tradition. Par tradition, il faudrait entendre, plus exactement, le mode de vie pré-colonial ou les valeurs culturelles essentielles qui ne doivent rien à l’Occident. Là encore, les regards peuvent être multiples. On peut avoir des auteurs qui idéalisent la tradition et d’autres qui la considèrent comme un frein, comme un obstacle. Si on prend le théâtre par exemple, on s’aperçoit qu’il y a énormément d’auteurs qui ont écrit sur les abus d’un système figé qui contrarie les aspirations des jeunes générations en matière de mariage ou qui en parlent en termes de choc des valeurs, de choc des cultures.

Mais je crois que ce qui fait la force des grands écrivains africains, c’est d’avoir su parler de tout cela en parlant de l’intérieur. Le regard occidental est un regard qui, on le sait, est biaisé par des siècles d’ignorance. Il y a très peu d’auteurs européens qui ont, en termes de fiction, su parler de l’Afrique avec justesse et avec talent et il a fallu attendre que des gens conquièrent l’instrument de l’écriture pour pouvoir véritablement parler d’eux-mêmes. Ce qui me frappe aussi, c’est l’indifférence avec laquelle généralement on accueille en Europe ces productions littéraires. Tout se passe comme si on voulait continuer à voir dans la culture africaine -même positivement- la confirmation de préjugés anciens. Dans d’autres domaines culturels, c’est éclatant : la musique qui n’est perçue que comme un défoulement collectif, comme l’expression d’un rythme qui serait presque génétique et consubstantiel à la couleur alors qu’il y a autant de genres, de circonstances, de sensibilités variées et multiples...

• Y avait-il une littérature écrite avant l’arrivée des Européens ?

• Certains pays ont une très longue tradition d’écriture et ils possèdent des textes qui datent du XVe ou du XVIe siècle et même d’avant. Dans l’Afrique de l’Ouest, il y avait des royaumes qui encourageaient leurs intellectuels et qui étaient parvenus à une certaine uniformisation de la production écrite. Cela a entraîné la naissance de chroniques historiques, de textes à caractère religieux mais parlant également de la vie sociale. Ces textes étaient écrits dans les langues africaines, mais employaient l’alphabet arabe. Avec l’Ethiopie, on peut remonter encore beaucoup plus loin puisque ce pays a été christianisé très tôt et qu’on a des textes écrits en guèze, ancienne langue savante de l’Ethiopie, et qui datent du début de l’ère chrétienne. Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a sur la côte est toute une littérature en swahili, écrite aussi avec l’alphabet arabe. C’est une tradition extrêmement riche qui a produit beaucoup de poèmes lyriques, de récits d’amour courtois, de formes d’expression religieuses. La religion, bien sûr, reste fondamentale. On a donc là une littérature très ancienne, parfois plus ancienne que celle de nombreux pays d’Europe. Et si on ajoute à cela la littérature orale, qui est maintenant partiellement transcrite et traduite et qui devient accessible, comme l’ont été chez nous les grandes épopées, les chansons de geste, on s’aperçoit que l’Afrique n’a rien à envier à d’autres continents pour ce qui est du patrimoine. Si on parle en termes de fiction, de littérature dite moderne, il est évident qu’elle est plus récente. Le premier roman africain date des années vingt, mais déjà des centaines de romanciers se sont exprimés sur tout le continent africain et dans les îles. Finalement, le roman tel qu’on l’entend, est une tradition universellement récente. Aujourd’hui, si retard il y avait, il a été largement rattrapé.

• Qui sont les pionniers du roman africain ?

• On a, du côté de l’Afrique australe, un premier vrai roman écrit en souto par Thomas Mofolo en 1925 et qui s’inspire du personnage historique de Chaka. Ce roman a eu un très grand succès international par la suite, il a été traduit en anglais puis en français et dans diverses autres langues. Mais l’éclosion la plus importante se situe dans les années trente.

• Y a-t-il eu au départ le dilemme d’écrire ou non dans la langue du colonisateur ? Est-ce un vrai ou un faux débat ?

• Le débat existe au sein même de la communauté des écrivains africains. Il y en a qui réclament la promotion, le travail extrêmement volontariste, voire parfois exclusif d’une création en langue africaine. D’autres disent : non, l’histoire est là, par l’école, par notre ouverture au monde, nous avons hérité d’une langue étrangère. Mais nous pouvons -nous l’avons déjà fait et nous le ferons encore- nous servir de ces langues, les africaniser en quelque sorte, les rendre aptes à exprimer notre condition d’Africains d’aujourd’hui avec précisément toutes les contradictions qui constituent ce métissage culturel forcé né de la colonisation. Je prendrais ici l’exemple d’Ahmadou Khourouma, de Côte d’Ivoire, qui a publié il y a trente ans Les soleils des indépendances. C’est un roman devenu classique où il utilisait, pour faire entrer le lecteur dans la psychologie de son personnage, un français qui était marqué par des traces linguistiques de sa langue d’origine, le malinké. Il y avait là une sorte d’imprégnation du français par des tournures, des symboles et des formes venant d’une langue africaine. C’est intéressant, c’est surtout un très beau livre, exprimant le désenchantement devant les fausses promesses de l’indépendance et les désillusions de quelqu’un qui a hérité de valeurs traditionnelles aristocratiques dans un monde qui aplatit absolument tout et où les rapports sociaux sont déterminés par le profit.

Une littérature abâtardie ? Je ne sais pas. Il est sûr que je connais bien mieux le domaine de la littérature africaine en langues occidentales que ce que je peux savoir des productions en langues nationales. Mon point de vue n’est peut-être pas celui d’un intellectuel africain mais ce qui est certain c’est que la liberté doit prévaloir. Chacun doit écrire dans la langue qui lui plaît, point. Au nom de quel stalinisme devrait-on imposer l’emploi exclusif d’une langue ? Je crois aussi qu’il y a des condamnations ou des impositions qui sont purement théoriques. Parfois, les gens qui vous disent « il faut une littérature dans telle langue » ne la pratiquent pas eux-mêmes ou ne pourraient pas l’écrire. On est plus dans un imaginaire très idéologique que dans la réalité.

• Tous les écrivains africains sont bilingues, mais leur langue maternelle est une langue africaine. En s’exprimant en anglais ou en français, se privent-ils de tout un registre d’émotions et de concepts propres uniquement à la langue maternelle ?

• Cela, ce serait faire du psychologisme... La forme littéraire n’est pas nécessairement la forme du langage de communication quotidien. Ecrire un certain type de récit dans la langue maternelle implique aussi une élaboration. Il est vrai que tout Africain est polyglotte. Il arrive même que la langue maternelle ne soit pas la langue paternelle, c’est assez fréquent. Il y a aussi les langues véhiculaires, c’est-à-dire que dans bien des pays on a sa langue d’origine mais également une ou plusieurs grandes langues considérées comme des outils de communication dans le pays même. Et bien sûr, depuis plus de cent ans, nous avons la pénétration des langues européennes par l’intermédiaire des missions, du système scolaire ou d’autres formes économiques. Ce qui fait que finalement la notion de pureté linguistique n’est pas ce qui préoccupe le plus. Vu la hiérarchie des langues qui a été introduite par la colonisation, il est un fait que l’expression des idées est souvent passée par le français, l’anglais ou le portugais. Il y a des gens qui les ont intégrés et qui ont réussi à faire des œuvres remarquables sans que cela leur donne des complexes. D’autres ont écrit à la fois dans leur langue maternelle et dans la langue de ce qui était autrefois l’étranger. Je ne crois pas qu’il y ait un seul courant, un seul chemin. Il me semble que la liberté du créateur doit rester entière.

Mais par ailleurs, si on prend un point de vue strictement socio-économique, il est certain qu’on trouve peu d’éditeurs pour publier des œuvres rédigées dans des langues parlées par quelques milliers de locuteurs et même par plusieurs millions. C’est tout simplement un problème de débouchés parce que le marché est très petit ou que le public est insuffisamment scolarisé. Souvent aussi, les langues ne sont pas encore codifiées pour être écrites. Il y a donc des littératures plus riches que d’autres, en yoruba, par exemple, qui est une des langues du Nigéria. Et j’ai parlé du swahili qui continue à être très fécond en Afrique de l’Est.

• Les systèmes coloniaux ont-ils influé de manière différente sur le développement de la littérature africaine ?

• Historiquement la naissance d’une littérature imprimée et publiée passe par les missions. Bien sûr, cela implique des censures, des modèles religieux et moraux. Les premiers textes, c’était donc de la littérature édifiante ou des récits de vie, parfois des histoires tirées du trésor traditionnel et traduites et adaptées. Il y a maintenant une curiosité pour ces textes parce qu’ils sont indicateurs de quelque chose, parce qu’ils sont fondateurs à un certain niveau qui peut être linguistique ou historique. Mais à part le cas Thomas Mofolo que j’ai déjà cité, il n’y a pas de très grandes œuvres dans cet état de la création.

Il faudrait étudier chaque politique coloniale pour se rendre compte des différences. Le système culturel français était assimilateur. La langue française était la valeur sacrée et l’école laïque et républicaine a été diffusée partout dans les colonies françaises. Des Africains il fallait faire des Français, et cela très tôt : Senghor est à Paris dans les années trente. On avait des universitaires mais beaucoup d’indifférence voire de rejet à l’égard des langues africaines. Si on prend l’exemple congolais, c’est tout à fait différent puisque le système colonial belge n’encourageait absolument pas la production d’intellectuels de niveau supérieur. Il y avait un enseignement de base, d’abord en langue locale, puis en français, mais avec l’idée de former des auxiliaires dont certains ont pris la plume aussi pour écrire des articles ou des contes sous l’égide des missions, puisqu’au Congo les missions avaient le monopole de l’enseignement. Dans le cas des colonies anglaises, c’est encore un peu différent : très tôt, les missions protestantes sont installées sur les côtes et traduisent la Bible dans les langues nationales. Une petite bourgeoisie se développe, a accès à l’enseignement supérieur ou part en Angleterre. Je dirais donc qu’en Afrique dite anglophone -et c’est une généralisation peut-être un peu abusive- il y avait les deux : les missionnaires encourageaient à la fois une production portant sur les coutumes, les savoirs, les traditions et permettaient à une proportion non négligeable d’indigènes entre guillemets d’accéder à l’enseignement supérieur et de se mettre ainsi à l’écriture.

• Cela se traduit-il aujourd’hui sur les structures de l’édition ?

• Pendant longtemps la plupart des auteurs africains notables n’ont été publiés qu’en Europe parce qu’à l’époque coloniale -c’est simple- il n’y avait pas ou très peu de moyens de publier en Afrique même, à l’exception de cette littérature para-missionnaire. Par la suite, avec les indépendances, il y a eu des tentatives mais avec d’énormes difficultés économiques. Les rares maisons d’édition africaines qui subsistent dans le monde francophone sont en train de se casser la figure. Il y a toujours ce phénomène de dépendance. Présence africaine a été fondée à Paris par un noyau d’intellectuels africains et antillais et elle est régulièrement au bord du gouffre financier. Il y a eu Clé à Yaoundé, au Cameroun. Encore une fois on retrouve là l’influence religieuse parce que, même si ce n’est pas de la littérature édifiante, ce sont quand même des protestants qui ont fondé cette maison d’édition. A Dakar et à Abidjan, il y a eu longtemps Les Nouvelles éditions africaines. Après séparation entre Dakar et Abidjan, il y a maintenant Les Nouvelles éditions ivoiriennes mais je crois qu’à Dakar elles subsistent très difficilement.

Pour le monde anglophone, c’est un peu différent parce qu’une grande maison d’édition anglaise, Heinemann, a eu soin d’avoir des filiales ou des partenaires entre Londres, Ibadan au Nigéria et Nairobi au Kenya, ce qui fait que des ouvrages étaient publiés en trois endroits et ont donné un catalogue extrêmement varié, diffusé beaucoup plus largement que dans le système parisien où, pour être connu, il faut avoir la chance de passer dans telle émission de télé ou être dans une grosse boîte de littérature générale comme le Seuil, Grasset ou Stock qui, de temps en temps, publient tel ou tel auteur qui leur paraît digne d’entrer dans leur catalogue. Il n’y a pas de volontarisme du système éditorial français par rapport à la littérature africaine. Mais, de toute façon, la reconnaissance des écrivains africains dans leur pays par leur lectorat naturel passe, on l’a déjà dit, par le développement de la scolarisation et de l’économie. Les auteurs de type universitaire ou qui veulent se situer dans une tradition de recherche esthétique ont un public extrêmement faible. Mais il y a des auteurs populaires aussi qui, eux, touchent un large lectorat africain, même en français ou en anglais. Ce sont des autodidactes ou des gens qui ont un niveau d’études élémentaire mais qui se sont mis à écrire sur les problèmes qui intéressent directement Monsieur ou Madame Tout-le-monde. Ils publient à compte d’auteur ou avec l’aide de missionnaires chez des imprimeurs locaux qui y trouvent leur compte d’ailleurs... Au Nigéria, c’est ce qu’on appelle la « littérature de marché ». Ce sont des petits romans, des genres de feuilletons ou des brochures contenant des conseils pratiques. Ici, on appellerait ça de la paralittérature, mais, sociologiquement et parfois même esthétiquement, cela donne des résultats tout à fait intéressants.

• La presse africaine publie-t-elle des textes littéraires ?

• Très peu. Des magazines parfois donnent une place à des nouvelles mais pas la presse quotidienne, à ma connaissance. Ceci dit, on a vu des tempéraments d’écrivains naître à travers l’exercice du journalisme. Certains reporters de faits divers se sont révélés en fait des sociologues et des chroniqueurs avec un vrai talent littéraire, qui pouvaient alors parler du quotidien des gens et dont les chroniques étaient chaque fois attendues. C’est ce qui s’est produit au Brésil au siècle dernier : la littérature brésilienne est née des chroniques des journalistes qui ont permis l’émergence d’œuvres plus vastes et plus complexes.

• Y a-t-il une « vie littéraire » avec des critiques professionnels, des prix, des chapelles et des polémiques ?

• A ma connaissance, il existe à Paris un grand prix littéraire de l’Afrique noire mais dont le jury n’est pas exclusivement africain. En Afrique même, il y a des initiatives locales mais elles n’ont jamais joui des moyens suffisants pour s’imposer. Ce n’est certainement pas au moment où la situation économique est en chute libre que le domaine culturel pourrait avoir échappé à cette crise. Il y a bien sûr des critiques africains mais ce sont des universitaires et ils ont tendance parfois à recopier les théories des médias, Il n’y a peut-être pas suffisamment de gens qui simplement chercheraient à faire connaître les auteurs, qui auraient de la littérature une approche disons « humaniste » et qui joueraient le rôle de passeurs, en disant : « Voilà, on a lu ceci qui parle de cela et c’est à lire pour telle ou telle raison ».

Il y a des polémiques, surtout dans les milieux universitaires. Il y a des écoles aussi, mais c’est parfois caricatural. Je ne parle pas des oppositions idéologiques classiques qui opposent nécessairement les progressistes et les conservateurs, mais des querelles d’auteurs. Dans le cas du Congo, cela a été parfois jusqu’à la limite du grotesque : trois jeunes poètes décident qu’ils ont fondé un mouvement qui rompt radicalement avec les œuvres des aînés ! Les œuvres ne justifient pas nécessairement ces ambitions théoriques...

• Les librairies et les bibliothèques se développent-elles ?

• Les grandes librairies qui suivent le mouvement international ont un rayon abondamment pourvu en littérature africaine et antillaise. C’était le cas à Dakar, Abidjan et Kinshasa. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui pour Kinshasa... Le problème, c’est l’argent. Un livre, qu’il soit européen ou africain, coûte parfois le salaire mensuel d’un ouvrier. Paradoxe absurde ! Mais cela n’a jamais empêché les gens d’écrire. Les jeunes mordus -car il y a plein de jeunes écrivains- lisent évidemment leurs aînés, s’en nourrissent et en discutent passionnément. Donc il y a une vie littéraire mais elle ne prend pas la forme qu’elle a ici. Pour ce qui est de l’accès aux œuvres, c’est sur le trottoir que ça se passe et ce sont des livres d’occasion. Ce serait plutôt des romans de gare, mais peut-être, à côté de cela, y aura-t-il un bouquin de Présence Africaine ou du Seuil. Ici, il y a une telle inflation de bouquins qui paraissent qu’on peut les jeter après la lecture. Là-bas, on ne jette pas les livres. Ils sont lus par des tas de gens et se retrouvent un jour sur le trottoir pour être vendus en occasion.

Il y a aussi les universités et, selon qu’elles fonctionnent bien ou mal, leurs bibliothèques sont plus ou moins fournies. Mais les ouvrages sont là, les études africanistes sont bien répandues et il y a des enseignants de qualité. Dans les pays de l’Afrique francophone que j’ai visités, on trouve également des centres culturels mis en place par différents pays, en particulier par la France, avec des bibliothèques très fréquentées. Certains pays ont fait des efforts pour créer des bibliothèques tournantes genre bibliobus, mais je ne connais pas le choix du répertoire... Toutes ces questions sont importantes mais je suis gêné d’y répondre. Comment peut-on oser parler à l’échelle d’un continent ! Il y a tellement de situations différentes...

• Pourriez-vous maintenant parler simplement des livres que vous aimez ?

• J’ai lu énormément d’auteurs d’Afrique noire. Il y en a certains que j’aime beaucoup, d’autres moins et une part que je déteste... Ce n’est pas parce qu’on est Africain qu’on écrit bien, c’est évident, et chaque Africain ne doit pas automatiquement témoigner d’une africanité qui serait exotique, qui serait différente de ce qu’on peut penser ou écrire en Europe ou dans les deux Amériques. Des auteurs africains se sont beaucoup découvert d’affinités avec des écrivains d’Amérique latine. Un des auteurs les plus connus, Sony Labou Tansi -c’était un ami, du Congo-Brazaville, il est mort il y quelques années- doit peut-être quelque chose à l’univers latino-américain et, en particulier à Gabriel García Márquez. Mais il est d’abord, avant tout, lui-même et ce dont il nous parle, c’est du Congo, parfois de l’ex-Zaïre et, dans un sens métaphorique, de toute l’Afrique des dictatures. De lui, je citerais La vie et demie, un de ses premiers romans, ou encore Les sept solitudes de Lorsa Lopez ou L’Etat honteux. Son théâtre aussi m’a beaucoup touché. C’est un combat pour la démocratie, pour la liberté des hommes et c’est aussi une veine très poétique et lyrique.

C’est une des formes d’expression, il y en a d’autres. Un autre Congolais que j’aime s’appelle Emmanuel Dongala et a écrit Le feu des origines, un superbe livre de facture plus classique mais très riche parce qu’il nous fait passer par plusieurs univers, de l’univers de la tradition à l’univers urbain du système colonial et puis à la société congolaise contemporaine. Tout cela dans un même roman, avec un personnage qui traverse les époques et qui essaie de comprendre sa société et ses mutations, mais avec aussi beaucoup de densité psychologique. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de romans qui parlent uniquement de l’individu au sens d’une littérature psychologisante, uniquement consacrée aux états d’âme ou à un destin absolument particulier. Ce n’est pas ça que les auteurs, jusqu’ici en tout cas, ont véritablement mis en avant. Les romans sont souvent les romans d’une société plus que de l’individu même si les individus servent d’exemple, d’image, de métaphore.

ll y a un auteur que j’adore : William Sassine, de Guinée, qui a écrit plusieurs romans publiés par Présence africaine. L’un de ceux que je trouve inoubliable s’appelle Le Zéhéros n’est pas n’importe qui et c’est une farce tragi-comique, plus tragique que comique d’ailleurs, même si on éclate souvent de rire. C’est le problème de l’exil, du retour au pays, des ravages d’une dictature, tout cela vu par les yeux d’un personnage un peu bouffon, à la fois dérisoire et touchant. L’humour est très bien représenté dans une partie de la production littéraire africaine ; Ce n’est pas propre à l’Afrique : partout des sociétés qui n’ont connu qu’une cascade de violences et de drames peuvent aussi se servir de l’humour pour se libérer.

• La littérature européenne est en gros passée de l’épopée au réalisme puis au roman psychologique, à l’avant-garde et au formalisme. Ce relatif désintérêt pour les problèmes de l’individu ou pour l’expression de sa propre originalité d’écrivain indiquerait-il que la littérature africaine est encore à un stade de ce processus ?

• Je reviens à ce que j’ai dit au début : il faut se débarrasser de l’idée que c’est une littérature balbutiante ! Certains auteurs ont eu accès à la littérature internationale et connaissent aussi bien Joyce que Flaubert ou Nabokov. C’est sûr que ce qu’on a appelé le nouveau roman n’est pas ce qui a marqué le plus les auteurs d’Afrique noire mais je ne crois pas que ce soit la seule forme d’expression signifiante non plus... Bon nombre d’intellectuels africains, et pas seulement ceux qui ont étudié en Europe, ont une connaissance de la littérature universelle et pas simplement de la littérature de l’ancien colonisateur. Il y a un éclectisme, un cosmopolitisme qui deviennent évidents. Et je n’ai pas encore cité des gens tout à fait fondamentaux qui sont les auteurs issus du Nigéria, du Kenya ou d’Afrique du Sud. Ce n’est pas pour rien que Wole Soyinka a eu le prix Nobel parce que cela fait déjà plus de trente ans qu’il écrit des pièces de théâtre, des romans, des essais, de la poésie d’un très haut niveau. Ce qui est remarquable, c’est que même s’il est traduit en français —j’insiste toujours sur l’ignorance du monde francophone du Nord à l’égard de Soyinka- on le trouve trop compliqué. Autre exemple, c’est Ngugi Wa Thiongo, un grand auteur kényan qui a d’abord écrit en anglais puis a cessé pour écrire dans sa langue, le gikuyu. Un jeune auteur nigérian que j’aime aussi énormément s’appelle Ben Okri. Il a su précisément concilier ce qui est spécifique dans sa culture, une certaine vision fantastique du monde, avec les problèmes aigus de la modernité nigériane, tout cela dans une sorte d’anglais de la rue, très inventif. Il a lu Joyce, c’est évident... Le désir d’exprimer un vécu et des valeurs n’empêche pas que certains aient des styles très identifiables et très exploratoires tout de même. Donc la reproduction d’un modèle selon un système qui passerait par la littérature orale, le roman, l’expérimentation, etc, ne s’observe pas en Afrique. On trouve des grands créateurs qui ont effectivement une ouverture sans frontières, on en trouvera d’autres qui vivent cloisonnés dans une tradition. Et il y a parfois des raccourcis.

• Les écrivains ne sont donc pas les continuateurs des griots.

• Non, pour moi, ce n’est pas du tout comme cela que ça se passe. Certains peuvent l’être. C’est le cas d’une partie de l’oeuvre d’Amadou Hampâté Ba qui est une des grandes figures de la littérature africaine francophone et qui a disparu il y a quelques années. Il était un traditionaliste, comme on dit, c’est-à-dire quelqu’un qui recueillait la tradition, la transcrivait, l’adaptait en français. Il jouait plusieurs rôles : conservateur, interprète, créateur, il était tout cela. Ses mémoires ont été publiées chez Actes Sud sous le titre de L’enfant Peul. Il y a des fils de griots, entre autres le grand écrivain malien Massa Maxan Diabate, qui ont reçu l’héritage de leur père ou de leur grand-père et qui en font des adaptations ou des romans. Mais d’autres, pas du tout ! Je veux dire que ce n’est pas parce que le mode d’expression collectif principal a été l’oralité qu’automatiquement, lorsqu’on passe à l’écrit, il y aura héritage. Oui pour certains, non pour d’autres. Dès leurs premiers écrits se révèlent des écrivains au sens international du mot. La littérature leur servira à exprimer leur idées, leurs valeurs esthétiques, leur psychologie ou leur regard tout simplement. Mais il n’y aura pas d’adéquation absolue avec la tradition orale.

• Les écrivains africains ont-ils la tentation de jouer un rôle de guide spirituel ou politique, un peu à la manière de Victor Hugo chez nous au siècle dernier ?

• Sony Labou Tansi aurait pu être quelqu’un comme cela. Il ne se voulait pas maître à penser mais se voulait en tout cas comptable du monde dans lequel il vivait, pas seulement dans son pays mais en tant que citoyen du monde. Il avait des choses à dire sur toutes les réformes, sur les rapports Nord-Sud, sur la justice. Non seulement, son œuvre et ses paroles le démontrent, mais il a fait aussi de la politique active dans les dernières années de sa vie.

Le rêve du prophétisme et aussi du guide, du leader, c’est un peu le personnage de Césaire, qui est antillais mais qui a quand même fortement marqué l’intelligentsia africaine francophone à cause de son génie poétique indiscutable. Mais cette vision du meneur de peuple est très datée historiquement. C’était la lutte pour l’indépendance, c’était une époque où les intellectuels passés par le modèle universitaire occidental se savaient privilégiés, se savaient des exceptions et donc porteurs d’une mission de porte-parole, de guide... Aujourd’hui, le problème ne se pose plus dans ces termes. Tout d’abord, les échecs politiques ou les trahisons liées à des dénaturations de toutes sortes font que s’exprimer est devenu aléatoire. Cela ne veut pas dire que les écrivains n’aient plus de conscience sociale ou n’aient pas d’idées à mettre en œuvre mais il n’y a plus cette illusion de l’homme charismatique, du tribun ou du prophète. Ce genre d’attitude se retrouve plus en poésie. Mais lorsqu’on écrit des romans, on est en général beaucoup plus multiple dans sa tête et l’illusion romantique est moins présente.

• Ce désenchantement politique et cette misère économique peuvent-ils freiner l’essor des littératures africaines ?

• Si on parle économique, technique, c’est sûr que le paysage n’est pas réjouissant. Si on parle culture, alors pas du tout. Pour moi, on ne peut jamais faire cette erreur grave qui consiste à mesurer la qualité d’une culture aux conditions économiques dans lesquelles elle est produite. L’espoir est là, non seulement l’espoir, mais la force, le talent, l’apport créatif. Qu’on me comprenne bien : je ne veux pas dire que tout ce qui est publié par les Africains est bon. Il y a quelques génies et beaucoup de grands talents. Il y a des œuvres, disons, intéressantes qui se lisent agréablement. Et il y a des œuvres médiocres. A chacun de découvrir, d’aller voir, de se faire sa propre opinion. Si on ne prend que des auteurs publiés en poche chez des éditeurs français, il y en a suffisamment pour qu’on puisse trier soi-même.

Le problème, c’est que l’espace médiatique chez nous, pour attirer l’attention sur ce type d’œuvres, est quasiment inexistant, précisément parce qu’il s’agit d’une périphérie - enfin ce qu’on considère comme une périphérie, à savoir les ex-colonies. Et ce deux poids, deux mesures me scandalise toujours parce que, s’il y a inégalité économique et domination politique, il y a également un scandale culturel. Exemple : l’université belge qui ne donne aucune place aux études littéraires portant sur l’Afrique. Il y a bien à Louvain-la-Neuve un professeur qui a droit à quelques heures de cours sur le thème « littérature française hors de France », mais cela veut aussi bien dire la Belgique que toute l’Afrique francophone et les Antilles. Ce n’est pas lui que j’incrimine, bien sûr, mais c’est évidemment une absurdité. On ne peut pas s’étonner que les jeunes ne connaissent rien de l’Afrique, à part ce qu’ils voient à la télévision, s’il n’y a nulle part dans leur cursus scolaire une place donnée à sa littérature. Le problème avec l’Afrique, c’est qu’elle est mal connue - parce qu’on confond des identités culturelles et des histoires différentes - mais qu’ici on croit la connaître et qu’on pense qu’il n’y a rien à découvrir. Ces fausses certitudes ou ces supposées connaissances font qu’il y a un blocage supplémentaire, surtout quand on enferme l’Africain dans cette image du sportif, du musicien et finalement de l’homme du corps. On peut s’éclater dans un concert africain mais si on ne veut pas voir ce qu’il y a derrière les chansons ou si on ne comprend pas que les Africains eux-mêmes peuvent exorciser leur culture à des fins commerciales, on est dans le malentendu. Attention, je ne veux pas faire le puritain. Les percussions, c’est bien. S’éclater, c’est bien. Mais s’éclater systématiquement année après année et ne diriger sa curiosité que vers une forme d’expression, c’est faire preuve d’étroitesse de vue.

• Il est évidemment impossible de tout citer et ce n’est pas le but de cette entretien mais pour terminer, pourriez-vous donner encore quelques noms d’écrivains que vous aimez bien ?

• Je pense à Mudimbé qui est congolais et qui est un personnage reconnu internationalement dans le domaine des études africaines, qu’il s’agisse de linguistique ou d’histoire des idées. Il est aussi romancier et ses romans sont intéressants. Il y a Ngandu Nkashama, lui aussi congolais, et bien d’autres. Je n’ai pas parlé de tous ceux qui écrivent en portugais et qui sont vraiment importants, par exemple le Mozambicain Luis Bernardo Honwana qui a produit des nouvelles tout à fait remarquables traduites en français par Gasana Ndoba : Nous avons tué le chien teigneux, publié aux Nouvelles Editions Africaines. Ou encore, Luandino Vieira, qui est un auteur marquant de l’Angola.

Pour revenir aux classiques des années cinquante, mais qui ont continué à écrire par la suite, il y a bien sûr Mongo Beti du Cameroun. Et au Congo, j’ai oublié de citer la figure de Tchicaya U’Tamsi. Certains auteurs ont des qualités de style éclatantes et donc frappent par leur écriture. D’autres ont une écriture plus sage, dira-t-on, mais dont la vision est très intéressante. Je pense à un jeune Sénégalais, Boubacar Boris Diop. Il y a aussi une femme que j’aime énormément mais qui, jusqu’ici n’a publié qu’un seul livre. Elle est du Zimbabwé et s’appelle Tsitsi Dangarembga, avec un roman traduit en français sous le titre A fleur de peau et qui est l’itinéraire d’une jeune paysanne qui part à la conquête de l’école. Cela a l’air d’un sujet fatigué, mais comme c’est écrit de manière très incarnée, les sujets les plus classiques - enseignement et promotion sociale, rapport entre la ville et la campagne, entre la tradition et la modernité- sont découverts de l’intérieur par une femme et cela devient un très grand livre.

Autre auteur, sud-africain, que j’aime aussi énormément : Njabulo Ndebele qui a écrit de courts récits traduits chez Complexe, Fools et Mon oncle. Un auteur ghanéen de très grande qualité s’appelle Ayi Kwei Armah, et a publié chez Présence Africaine L’age d’or n’est pas pour demain notamment. Et j’oublie Chinua Achebe (Le monde s’effondre) qui est Nigérien comme Soyinka et est vraiment un très grand romancier... •.

Publié le : 28 septembre 2006 par Jean-Pierre Jacquemain
http://www.iteco.be/Les-etendues-de-la-litterature

mercredi, juillet 23, 2008

Analyse du concept d’autofiction

I - LES ECRITURES DE SOI
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Le Pacte Autobiographique


Un problème voit le jour dès lors que l'on parle d'autobiographie. En effet, pour la définir, aucun critère linguistique ne semble pertinent car rien ne semble distinguer a priori une autobiographie d'un roman à la première personne. Le " je " n'a de référence actuelle qu'à l'intérieur du discours : il renvoie à l'énonciateur, que celui-ci soit fictif ou réel (attesté par l'état-civil) . Le " je " n'est d'ailleurs nullement la marque exclusive de l'autobiographie puisque, par exemple, Jorge Semprun utilise le " tu " pour son Autobiographie de Fédérico Sànchez, de même que Claude Roy (dans certains passages de Nous), Michel Leiris (Frêle Bruit) ou Roland Barthes (dans Barthes par Roland Barthes) utilisent le " il ".

C'est pourquoi, le fait de recourir à la définition de Philippe Lejeune dans son Pacte autobiographique désigne moins une entreprise qu'un genre, avec le risque de se couper des genres voisins que sont les mémoires, biographies, autoportraits..., à moins alors de se livrer à de perpétuelles rectifications. En effet, P. Lejeune définit l'autobiographie comme " un récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier, sur l'histoire de sa personnalité ". Dès lors, comment qualifier les récits autobiographiques de Simone de Beauvoir puisqu'ils ne sont pas exclusivement le récit d'une vie individuelle, comment qualifier aussi les Mémoires d'Outretombe de Châteaubriand puisqu'elles ne sont pas toujours rétrospectives, ou encore, comment qualifier la Vie Ordinaire de Georges Perros qui est écrite en vers ?

Il conviendrait donc de s'en tenir à la garantie formelle de l'identité de l'auteur, du narrateur et du personnage, attestée par la signature, le nom ou le pseudonyme, pour certifier la présence de l'autobiographie. On appellera " pacte autobiographique " l'affirmation dans le texte, voire dans ses marges (le paratexte) de cette identité, quelle que soit l'opinion que le lecteur puisse avoir sur la vérité ou la réalité des énoncés. " Le lecteur pourra chicaner sur la ressemblance, mais jamais sur l'identité " nous dit Philippe Lejeune. Et en effet, par l'intervention du nom propre, l'autobiographie affirmerait sa nature essentiellement référentielle et contractuelle et imposerait un mode de lecture distinct de celui qu'inpose le " pacte romanesque " ou " fantasmatique ".

Et d'ailleurs, si la notion d'identité est primordiale, c'est parce que celle de vérité est bancale. Tout d'abord la notion de vérité, ainsi que celle de la sincérité ne peuvent être appliquées inconditionnellement dans l'autobiographie puisque l'auteur qui fait le récit de sa vie en la connaissant déjà, la raconte d'un point de départ dont il fait semblant d'ignorer l'issue au moment où il le relate. Se mettre en position d'autobiographie serait accepter d'avance le principe d'une coïncidence entre celui qui tient la plume et celui qui, vivant, ne la tenait pas. Une coïncidence qui signale un clivage entre vivre et écrire, à moins que l'on ne transfère le vivre tout entier dans le moment de l'écriture (auquel cas on aboutit alors à une autographie).

Mais, quand bien même il y mettrait toute la sincérité du monde, la vérité qu'il exposerait alors ne serait malgré tout que sa vérité du moment, celle que sa mémoire veut bien lui restituer ou simplement celle qu'il s'autorise à dévoiler. On comprend dès lors que cette notion de vérité que l'auteur désire passer comme un pacte au lecteur ne peut être garante du genre autobiographique. L'auteur peut dire qu'il dit la vérité, il peut y croire très fort, son récit n'en sera pas authentique pour autant. C'est pourquoi la définition faite par Philippe Lejeune doit être relativisée quant à cette notion de vérité puisqu'elle nous dit que l'autobiographe est censé faire un récit de sa propre existence et que cela implique pour le lecteur, quel qu’il soit, qu'il s'attend à retrouver des faits réels, des éléments référentiels.

Il semble donc bien que seule l'identité auteur /narrateur/personnage puisse se porter garante du genre. Et pourtant, ici aussi, le propos doit être nuancé. En effet, Philippe Lejeune ajoute, dans son Pacte autobiographique, un tableau démontrant que cette identité peut engendrer d'autres genres que celui de l'autobiographie et que certains même n'ont encore, d'après lui, jamais vu le jour en littérature. Pour que l'identité entre ces trois instances soit garante de l'autobiographie, il faut nécessairement que l'on trouve, quelque part dans le texte ou le paratexte, un pacte qui soit autobiographique et garantisse que l'auteur a voulu faire le récit de sa propre existence et que le sujet de son récit, c'est lui. Sans ce pacte, pas d'autobiographie, à moins qu'il n'y ait aucun pacte du tout - ni autobiographique, ni romanesque - et que dans ce cas, on se réfère uniquement à l'identité auteur/narrateur/personnage pour garantir du genre autobiographique.

L'autobiographie n'existe alors que dans trois cas : lorsqu’il y a pacte autobiographique et que le nom de l'auteur égale celui du personnage, ou que le nom du personnage n'est pas du tout mentionné dans le texte. Et enfin, lorsqu'il n'y a pas de pacte autobiographique et que le nom de l'auteur égale celui du personnage. En dehors de ces trois cas, l'autobiographie selon Philippe Lejeune n'existe pas et devient alors roman, excepté dans trois autres cas, qualifiés dans son tableau de cases aveugles ou (pour l'un des cas) d'indéterminé. En effet, à quel genre avons-nous affaire lorsque l'auteur établit un pacte romanesque et que, néanmoins, le nom de son personnage est le même que le sien? Inversement, existe-t-il un genre littéraire qui corresponde à l'affirmation d'un pacte autobiographique sans la coïncidence de l'identité entre le nom de l'auteur et celui du personnage ? La réflexion de Lejeune aboutit là à un " no man's land " littéraire.

Ce sont deux exemples a priori possibles d'écriture que la littérature semble n'avoir jamais mis au monde. Un troisième existe, que Lejeune appelle " indéterminé " et dans lequel on n'a affaire à aucun pacte et aucune identité. L'indétermination est alors totale et c'est au lecteur selon son humeur de lire ce texte sur le registre qu'il préfère.

Quoiqu'il en soit, on s'aperçoit à travers ces différentes tentatives de caractérisation de l'autobiographie que l'on a affaire à un genre qui se définit par son opposition au genre fictionnel. Le tableau de Philippe Lejeune nous montre d'ailleurs bien, à cet égard, que l'autobiographie trouve sa réalisation grâce au pacte autobiographique, éventuellement grâce à l'absence de pacte, mais en tout cas certainement pas dans l'affirmation d'un pacte romanesque. Et c'est bien là que réside la différence fondamentale entre ces deux genres: dans l'intention, plus ou moins avouée ou reconnue, de l'auteur, d'écrire le récit de sa propre existence ou de quelqu'un d'autre. À la limite, le texte, qu'il soit fictif ou référentiel, peut tout à fait être identique; seul le pacte conclu avec le lecteur permet de le faire pencher davantage de l'un ou de l'autre côté. Mais, bien entendu, tout ceci repose sur la conviction que l'auteur souhaite " éclairer " son lecteur sur tel ou tel pacte, ce qui n'est pas forcément toujours le cas (nous y reviendrons ultérieurement).

Ariane KOUROUPAKIS et Laurence WERLI

sources: http://www.uhb.fr/alc/cellam/soi-disant/01Question/Analyse/1b.html

mardi, juillet 22, 2008

La maison dans le doigt

Jacques Izoard est mort.
Un arrêt cardiaque et il a basculé définitivement dans le bleu profond.
Ce bleu qu’il approchait et cernait de mille poèmes depuis des décennies, ce bleu qui m’a illuminé dès la première rencontre avec cet homme hors du commun, avec ce poète discret et ferme dans ses lectures et ses engagements.
Jacques Izoard avait dans la vie de beaucoup une place que ravivait l’intimité que ses textes faisaient naître à l’instant de la lecture.
Lire Izoard, c’était accepter d’élargir le monde dès les premiers vers, dans des périphéries laiteuses, charnelles et piquantes, mystérieuse et limpides à la fois.
La puissance de ses visions et la maîtrise de la langue ont fasciné ma génération et les années 70 ont été, sous sa houlette bienveillante et éclairante, des années d’émerveillement et d’enchantement.
Nous lisions tout, nous dévorions, nous écrivions, tant bien que mal, nous l’imitions à notre insu, d’autres plus consciencieusement (et cela a produit une poésie « izoardienne » qui se piquait d’une sorte de clairvoyance poétique matinée d’un n’importe quoi aléatoire de métaphores. Les clones se sont mis à vivre et Izoard les a conseillés, accompagnés, mais jamais moqués.)
Il savait à quel point il avait affronté seul le péril des inventions qui nous paraissaient si limpides et aussi puissantes que des formules mathématiques dont nous reconnaissions d’abord la beauté formelle (EMC2 en était une des plus belles…).
Izoard écrivait, éditait les autres (dans la revue Odradek…qui ne se laissait jamais attraper), animait des ateliers d’écriture, des rencontres, des lectures, des événements, des soirées enfumées et trop arrosées. Il levait en nous des énergies en quelques mots d’une voix à l’accent tonique finement posé et aux accents doux et presque féminins.
Il avait accepté que je l’édite et cela donna Frappé de cécité en sa cité ardente, aux éditions artisanales La Soif étanche qui avait place à Grivegnée dans ces années-là…La couverture porte sa signature…bleue et nous étions nombreux à être à l’affût de tout ce qu’il publiait. Il donnait ses textes à ceux qui les lui demandaient : éditeurs sur la place et revues stencilées avaient autant de grâce à ses yeux. Il écrivait et donnait. Et nous nous régalions…
Il m’avait confié récemment, lors d’une rencontre chez Moussia Haulot, qu’il était atteint de la septa, que l’octa viendrait bientôt puis la nona enfin …Il se moquait de lui, de moi, de nous en cet instant où le temps pesait sur ses larges épaules et d’un coup, comme on s’ébroue en sortant de l’eau, il se mit à rire et à interroger mes projets.
J’étais troublé, moi le quinqua de la génération qu’il avait tant aidée à affronter la solitude des écarts et à se reconnaître dans cette extravagante obligation de soi à soi qui se nomme poésie.
J’étais troublé et suis triste aujourd’hui de le savoir hors de nous, attablé pour longtemps dans un ailleurs que nous allons rejoindre plus paisiblement un jour car nous savons qu’il avait « une maison dans le doigt » et que longtemps encore nous y trouverons accueil.

Daniel Simon

Y a-t-il un avenir du roman?

Y a-t-il un avenir du roman ?

par Marc Alpozzo

Un roman, pour la plupart des amateurs - et des critiques -, c'est avant tout une histoire.
Alain Robbe-Grillet

Sur quelques notions périmées

Et, selon toute apparence, non seulement le romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n'arrive plus à y croire .Nathalie Sarraute,L'ère du soupçon
« Sous-conversation » : Nathalie Sarraute et l'anti-roman

Avec la disparition de Nathalie Sarraute, décédée en 1999, il semble que ce soit la dernière forme romanesque qui s'efface avec elle. Maître d'œuvre de l'anti-roman, selon la formule célèbre de J.P. Sartre, Nathalie Sarraute a appartenu, avec d'autres nouveaux romanciers, bien sûr, au courant littéraire qui, d'une façon ou d'une autre, mit un terme aux conceptions traditionnelles du roman. D'ailleurs, plus qu'une simple investigatrice, elle en fut très certainement le chef de file. Cette nouvelle génération d'écrivains, proches de Flaubert, Joyce ou encore de Proust, s'est attachée, pour l'ensemble d'entre eux, à travailler selon le principe d'une recherche toujours renouvelée.
Les jeux textuels n'en furent pas exclus. Et Balzac était naturellement la première cible de ce courant novateur. Premier principe : remettre en question le statut du personnage, les règles de la description, et la fonction même du roman.
Cette entreprise, pour la moins originale, fut, semble-t-il, parfaitement sentie par Sartre. En effet, préfaçant le second roman de Sarraute, Portrait d'un inconnu, il rattacha le texte, aux œuvres vivaces qui apparaissaient à cette époque littéraire, et qui lui semblaient « toutes négatives, (si bien) qu'on (pût ainsi) les nommer des anti-romans. » Ni son apparence, ni même ses contours ne sont remis en cause. Non ! Plus que cela, c'est le principe même du roman qui est là, la cible des nouveaux romanciers. Le roman n'est plus une simple armature autour de laquelle se dresse une histoire. Au contraire, il faut à présent comprendre le roman comme « des ouvrages d'imagination qui nous présentent des personnages fictifs et nous racontent leur histoire.
Mais c'est pour mieux décevoir : il s'agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux dans le temps qu'on semble l'édifier, d'écrire le roman qui ne se fait pas, de créer une fiction qui ne peut se faire... » (Jean-Paul Sartre, Préface à Portrait d'un inconnu). Bien sûr, Nathalie Sarraute, comme tous les nouveaux romanciers, est marquée par l'esprit contestataire qui les animent. Et les sous-conversations seront alors le nouveau type d'écriture qu'elle empruntera. Il faut dès à présent « faire parler ses personnages ». L'organisation du récit laisse une place toujours plus grande aux dialogues : « les héros de romans deviennent si bavards » (L'ère du soupçon). Et de nouveau, Sartre expose le problème : avec le nouveau roman, on constate que le roman devient le roman du roman, voire le roman devient le roman du langage.

Désormais, le roman s’intellectualise. Par exemple, l'un des grands traits du Nouveau Roman, fut la sécheresse de son style, et la brièveté de ses textes. Les Nouveaux Romanciers faisant de la platitude, l'une des marques traditionnelles de ce courant littéraire. Faire bref : une caractéristique réitérée des ouvrages de Sarraute. Cet idéal de concision, s'attachant à l'intrigue autant qu'à la forme de ces textes (cf. : Tropismes) montre bien l'orientation du roman à partir de Sarraute. Dès les années 50, le roman se fait de plus en plus problématique. Peut-on même parler de roman à partir de cette période ? La crise du roman, dessinée habilement par ce ton neuf de la brièveté, souligne alors précisément le débat qui est entrain de naître : au personnage, à l'intrigue se substitue le roman lui-même. C'est donc le procès du roman qui s'ouvre : mise à mal des surabondances, fin des bavardages, disparition des descriptions interminables.
Avec Nathalie Sarraute, une ère de la brièveté se met en place, pour favoriser les glissements de regards, de paroles, les variantes à propos d'une même scène. Que peut-on dire ? Que contre les inutiles bavardages, Sarraute instaure une sorte de comédie de la parole humaine.
Le Nouveau Roman est l’histoire du roman qui devient l'aventure d'une écriture (Jean Ricardou) ; avec cette aventure de l'écriture, l'œuvre de Sarraute marque la première crise du personnage.
Les nouvelles structures du roman « tournent aux procédés » : utilisant le tropisme comme matériau, le fil du roman sera désormais, chez Sarraute, le mouvement même de l'écriture.
Plusieurs thèmes se construisent autour du texte ; ils se croisent, s'entrecroisent, et évoluent simultanément. Nathalie Sarraute s'inscrit dans la négation du roman. Aussi, fait-elle de cette négation, à la suite de Joyce, Kafka ou encore Faulkner, une tradition moderne du roman qui, précisément, nie la tradition. De cette modernité romanesque remarquons par ailleurs, qu'elle se fait précisément une tradition de la rupture : rupture avec les règles classiques, rupture avec les personnages, rupture avec les techniques habituelles. Le roman traverse ainsi une crise profonde. Une crise à l'image de son siècle. Et sans se vouloir une théoricienne, Sarraute adhère à l'avant-gardisme des nouveaux romanciers.
Aussi, a près Nathalie Sarraute, l'art du roman parait de plus en plus impossible. Le(s) signe(s) de bouleversements profonds qui pourraient remettre en question toute la structure traditionnelle du roman (L'ère du soupçon) sont de plus en plus visibles.
Paradoxalement, il semble que le roman prenne enfin toute sa force au moment même où les romanciers écrivent la fin de son histoire. D'ailleurs, Sarraute, malgré les attaques les plus vives lancées contre le Nouveau Roman, attaques qu'elle essuiera souvent, (sécheresse du style, brièveté des textes, etc.) ne cessera pourtant de prouver son goût pour la concision des mots, les textes courts. Son constat de 1956 est pourtant évident : « les formes actuelles du roman craquent de toutes parts » ("Conversation et sous-conversation"). Innovant dans l'art du roman, Sarraute met ses textes à l'épreuve du dialogue ; ils se feront proche de l'immédiateté. On pourrait croire à une débandade du roman. Une mort annoncée ? Longtemps, les propos de l'écrivain ne seront pas pris aux sérieux. Pourtant, les techniques neuves adaptées aux nouvelles formes du texte auront une vraie résonance littéraire. Et ces termes flous masqueront un vrai problème : la psychologie.
On pense à Joyce, ou à Proust en lisant Sarraute. En effet, avec elle, le roman se place sous le signe de l'interrogation. Une démarche interrogatrice. Perpétuellement. On bouleverse les repères, brouille les pistes, perd le lecteur. Dans les années 50-60, on disait du Nouveau Roman qu'il était une littérature de l'objet. Et pourtant, l'objet reste si énigmatique chez Sarraute. Plus encore, que souhaite Sarraute sinon mettre « le lecteur [...] en présence d'une matière inconnue » (N.S., ibid.), une matière si peu objective : le monologue intérieur. Premier principe du procédé de « sous-conversation ». Il semble évident à présent de croire que l'on a, à l'époque, très mal compris les vœux du Nouveau Roman, et principalement les objectifs de Sarraute. Il ne s'agissait plus de ramener dans le texte la réalité? Ou de la copier comme c'était le cas chez les réalistes ou les naturalistes. Les nouveaux romanciers au contraire, souhaitent créer un univers neuf.
Un univers qui n'aurait de cohérence que dans son propre système. Or, le discours des nouveaux romanciers, et bien sûr, le discours de Sarraute elle-même, ne se place plus au niveau de l'objet. L'écriture, les mots de Sarraute renvoient au discours interne du roman. Jeux des dialogues, jeux des langages intérieurs, la force de Sarraute, c'est de nous avoir bousculés aux portes de notre conscience. L'anti-roman sarrautien est un envers du roman, envers de la conscience, une opération probablement réussie pour faire revivre le lecteur, et pour faire revivre une forme romanesque, labyrinthique, où nos actions souterraines se font enfin jour...

L'ère du soupçon ou la crise des personnages

Le Nouveau Roman a réduit le personnage au degré zéro : ni nom, ni famille, ni passé. Bien souvent, le personnage en question est ramené au je anonyme, ou a une initiale insignifiante. Son absence de consistance sociale, physique, ou encore historique marque très certainement dès les années 50, la crise de l'identité dans le roman. Comment dès lors justifier la présence du personnage ? Douloureux problème auquel répond Sarraute : seul le langage peut à présent justifier sa présence.
C'est d'ailleurs dans son œuvre que l'on constate pour la première fois, la crise du personnage romanesque. Bien sûr, Joyce avant elle, avait désigné son héros protéiforme de Finnegans wake, H.C.E. Initiales aux interprétations multiples. Kafka nommait étrangement son anti-héros d'une initiale qui marqua la littérature.
En 1950, donc, Sarraute explique avec clairvoyance ce phénomène pour le moins insolite : elle souligne le manque de crédibilité des personnages de roman : le personnage est selon ses propres dires « privé de ce double soutien, la foi en lui du romancier et du lecteur, qui le faisait tenir debout, solidement d'aplomb, portant sur ses épaules tout le poids de l'histoire » (L'ère du soupçon) À présent, le voilà qui vacille et se défait.

Qui sont tous ces ils envahissant brusquement les vingt-quatre proses de Tropismes ? Le personnage et l'histoire se déconstruisent au profit de cette « envahissante » aventure de l'écriture. Sous la plume de Sarraute, le personnage de roman disparaît progressivement derrière un jeu de question-réponse. Voilà qu'il perd tout. Et Nathalie Sarraute de s'atteler systématiquement dans chacun de ses romans à dresser le portrait d'un inconnu. Le pronom personnel à la troisième personne dont elle use très souvent marque, plus que jamais, le caractère impersonnel de ses personnages. La marque de l'inauthenticité fait face contre l'authenticité prétendument explorée dans les romans traditionnels. La méfiance des auteurs et des lecteurs à propos des personnages illustre parfaitement l'ère du soupçon auquel Stendhal faisait autrefois référence : « le génie du soupçon est venu au monde »(cité par N.S. dans L'ère du soupçon. Tout converge vers une littérature de la négation.

Or, le problème est très profond. Elle accuse la docilité du lecteur de Balzac. Terme important. Polémique. Enfermé dans « la plate apparence du trompe-l'œil », le lecteur pour Sarraute n'aurait, semble-t-il, jamais été tiré de son penchant à la paresse. Que dire du personnage de vraisemblance ? Le personnage réaliste ? Une simple et « fastidieuse ressemblance » avec la propre expérience de l'auteur qu'il n'aura de cesse de grossir. Or, Nathalie Sarraute veut cesser de typifier en littérature.
Elle se débarrasse du fardeau des noms : dans Entre la vie et la mort, son écrivain anonyme désigné par il ira jusqu'à railler le concept de personnage : « Hérault, héraut, héros, aire haut, erre haut, R.O. » En 1973, Les fruits d'or remplace le personnage principal, héros de toute œuvre, par un nouveau protagoniste qui n'est autre que le livre dont on parle. Fin des noms. Fin des personnages. Un grand moment de littérature démarre, justifié par ces quelques mots dans L'ère du soupçon : « les personnages, tels que les concevaient les vieux romans (et tout l'appareil qui servait à les mettre en valeur), ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle.
Au lieu, comme autrefois, de les révéler, ils l'escamotent. »
Le degré d'innovation est immense. Bien sûr, le monologue intérieur ne date pas de Sarraute. En 1945, La mort de Virgile d'Hermann Broch en illustre bien le principe. S'éloignant des méthodes de remémorations de Proust ou Thomas Mann, le monologue intérieur « apporte des souvenirs et la confusion de sentiments, qui descend jusqu'aux sentiments corporels » L'idée, qui remonte, soulignons-le, à Virgile et son Énéide, serait d'abolir la frontière entre le monde extérieur et le monde intérieur.
Or, jusque là, nous vivions, sans y prendre garde, dans le triomphe de l'extériorité. Derrière Joyce et Virginia Woolf, ou encore Henry James, Nathalie Sarraute s'emploie à envahir l'intériorité.
Une intrusion qui, bien sûr, n'est guère sans risque. En effet, le problème parait clair. Nous nous exposons à voir l'intériorité s'accaparer de tout comme dans les romans de Virginia Woolf ; chez Sarraute, l'individualité des personnages va se voir dévasté, dévoré. C'en sera donc fini des personnages traditionnels, personnages de Balzac ou de Flaubert, héros de romans d'analyse, qu'elle déclare morts. L'innovation en littérature est alors bien en marche.
On peut souligner la pertinence de cette tentative que Sarraute aura notablement esquissée. Le lecteur a toujours été attaché aux types en littérature. C'est plus fort que lui, nous dit-elle : il « typifie. [...] Tel le chien de Pavlov, à qui le tintement d'une clochette fait sécréter de la salive ».
Une analyse de Sarraute qui nous fait mieux comprendre le danger encouru par le lecteur, au moment où il va construire le personnage : « sur le plus faible indice » : le personnage sera fabriqué. Aussi, pour mettre un terme à ces « trompe-l'œil » en littérature, l'auteur doit entraîner le lecteur sur le terrain de l'élément psychologique qu'il libère, l'empêchant de fabriquer des héros, en l'emmenant vers des profondeurs « où rien ne subsiste de ces points de repères commodes à l'aide desquels il construits les personnages ».
Il faut alors réfléchir sur le concept de matière anonyme. On débarrasse le personnage, et par-là même, le lecteur, de toute apparence, de toute facilité, forçant ainsi l'esprit à toujours se tenir sur le qui-vive : fin des indices, fin des personnages, fin des trompe-l'œil. On dé-nude le texte. Il faut se débarrasser des aspects physiques, gestes, actions, sensations, sentiments courants afin de sauver le personnage qui « n'est plus que l'ombre de lui-même »
La force des récits de Sarraute s'inscrit dans cette négation des personnages, au profit des relations interpersonnelles. Décrire les drames intérieurs, plus que des situations ou des actes quotidiens. Éloigné le lecteur de toute réminiscence de son monde, c'est l'éloigné du réel pour mieux l'y ramener. Non plus dans les descriptions, mais les mouvements intérieurs. Nathalie Sarraute les qualifiait de <>.
Des mouvements que l'on captera par des mots, que l'on décryptera par des métaphores ; la littérature change de visage, d'horizons. Une évolution des personnages et des formes qui nous ramènent au sens en nous en éloignant, principalement grâce aux mots : « Des mots surgis de n'importe où, poussières flottant dans l'air que nous respirons, microbes, virus
[...] ils entrent de temps en temps en éruption, ils dégagent des vapeurs de fumée [...]. Ou plutôt ils agissent comme certaines drogues, tout ce qui vous entoure est transformé [...]. Un ailleurs était là, qu'on ne soupçonnait pas... » (Michel Butor)
Alors, bien sûr, nous pourrions imaginer quel prolongement, le roman à venir pourrait créer derrière cette innovation de Sarraute.
Tropismes soulignait soit la fin décisive d'une évolution possible du roman, et par là, la fin même du roman, soit plus précisément, un recul net de ses limites. À l'instar de l'art qui repoussait les frontières de sa propre définition, Sarraute avec ses premiers textes brefs, re-dessinait les contours de la forme et du fond, d'un art qu'elle affectionnait cependant, le roman. Aussi, si son second texte Portrait d'un inconnu, ne se construisait plus autour de ces quelques textes brefs, elle continua dans la concision, organisant la construction de son roman autour d'un double système de blancs, aérant l'intérieur de chaque chapitre, marquant dans un second temps, les changement de chapitres.

La brièveté ne sert pas à provoquer les académismes littéraire, ou imposer envers et contre tout, une pointe d'originalité dans la forme traditionnelle du roman, très avisé, Nathalie Sarraute affectionnait cette forme afin de mieux dessiner les flux de la conscience qu'elle mit en scène dans chacun de ses ouvrages.
Son avant-dernier roman, précédant sa mort, Ici, prend pour sujet une exploration très fine de l'espace mental. Sonder de l'intérieur les états de conscience, les erreurs de jugements, les trous de mémoire, quel meilleur moyen que la brièveté des paragraphes et des chapitres ?

La brièveté égale alors la concision, la précision du style et des mots. En quelques lignes, un contour est dressé ; un état de conscience est évoqué. La manière brève a d'ailleurs fait date en littérature, puisqu'elle a donnée suite à une génération d'auteurs, principalement aux éditions de Minuit, qui ont morcelé leurs textes de nombreux blancs, de chapitre très courts, de descriptions sommaires. Désavouant les noms des personnages, parfois même les intrigues. On parla alors, de la forme minimaliste en littérature.

Cet auteur, certes difficile, a tenté, par des œuvres considérables, d'exprimer les failles du langage, les paroles jetées à la va-vite, « sous-conversations » construites en de brefs chapitres afin d'en saisir immédiatement l'insupportable cruauté.


Bibliographie indicative

I. Ouvrages de Nathalie Sarraute :
Tropismes, textes brefs, éditions de Minuit.
Portrait d'un inconnu, roman, Gallimard.
Martereau, roman, Gallimard.
L'ère du soupçon, essais, Gallimard.
Le planétarium, roman, Gallimard.
Les fruits d'or, roman, Gallimard.
Le silence. Le mensonge, pièces, Gallimard.
Entre la vie et la mort, roman, Gallimard.
Isma, pièce, Gallimard.
Vous les entendez ?, roman, Gallimard.
<>, roman, Gallimard.
Pour un oui pour un non. Elle est là. C'est beau, pièces, Gallimard.
L'usage de la parole, nouvelles, Gallimard.
Enfance, autobiographie, Gallimard.
Paul Valéry et l'enfant éléphant - Flaubert le précurseur, essais, Gallimard.
Tu ne t'aimes pas, roman, Gallimard.
Ici, roman, Gallimard.
Ouvrez, roman, Gallimard.
II. Études critiques (à titre indicatif) :
André ALLEMAND, L'Œuvre romanesque de Nathalie Sarraute, éd. À la Baconnière, 1980.
Françoise ASSO, Nathalie Sarraute : une écriture de l'effraction, P.U.F., 1995.
Pierre BOISDEFFRE, Où va le roman, Del Duca, 1972.
Jean-louis Bory, "Le sapeur Sarraute", in Le Nouvel Observateur, 6 décembre 1976.
Yves BELAVAL et Mimica CRANKI, Nathalie Sarraute, Gallimard, 1965.
Jean BLOT, <>, Nouvelle revue française, n°188, 1968.
Françoise CALIN, La vie retrouvé,étude de l'œuvre de Nathalie Sarraute, Situation, Minard, 1976.
André CONTESSE, <>, Étude de lettres, N°6, 1963.
Elisabeth ELIEZ-RÜEGG, La conscience d'autrui et la conscience des objets dans l'œuvre de Sarraute, Lang, 1972.
Lucette FINAS, <>, Tel Quel, n°20.
Viviane FORRESTER, <>, in Magazine Littéraire, N°196, juin 1983.
Bernard PINGAUD, <>, Preuves, n°154, 1963.
Micheline TISON-BRAUN, Nathalie Sarraute ou la recherche de l'authenticité>>, Gallimard, 1971.

Y a-t-il un avenir du roman ?
Professeur de philosophie, Marc Alpozzo est un touche à tout compulsif. Tour à tour éditeur d’ouvrages scientifiques, auteur de deux romans (Labyrinthe(s) en 2001, et Caméra en 2003, publiés aux éditions CY), il défend et anime une petite revue en ligne dont l’objectif est de relire Foucault à la lumière d’une lecture neuve, avec un groupe d’amis réunis sous la bannière d’une association répondant au nom de RELIRE FOUCAULT. (http://foucault.site.voila.fr/)

Sources: http://www.ecrits-vains.com/points_de_vue/roman.htm