samedi, janvier 09, 2010

Une vie de récits en récits

Une vie de récits en récits, c’est comme si la mémoire était toujours une fiction, une façon de mettre en ordre ce qui flotte en nous et que nous saisissons dans le maillage d’une forme, d’un récit. Ce qui m’a le plus sidéré lors de ma vie de lecteur, ce sont ces récits, ces témoignages de personnes ayant traversé des situations, extrêmes, abominables ou “irrégulières”….Grandes catastrophes individuelles ou collectives, camps, exodes forcés, … Ces souvenirs de l’inexprimable passent peu à peu à travers le récit, puis un autre et encore un qui fait palimpseste à tous les autres.

Cette suite de récits, c’est notre humanité passée par la langue du rhapsode, de celui qui coud les morceaux de récits (raptein, en grec: coudre) qui traînaient dans les salles sombres ou empuanties d’inhumanité. Ces récits sont des façons de refléter ce qui semblait devoir être enfoui et qui peu à peu s’enfuit, effectivement, dans la rumeur du monde, dans le grande mémoire éparpillée. Mais le récit organise les circonstances, travaille la pertinence, vérifie la vraisemblance tout en procédant à une “mise en scène ” acceptable par le lecteur (la langue, le style, la forme…). Il s’agit de rendre lisible, ce qui apparaît du point de vue de notre commune humanité comme inacceptable. Chalamov (1), qui fut un Zek pendant une période de dix-sept années dans les Goulags staliniens dut d’abord se constituer un vocabulaire adéquat à l’innommable. Dans les camps, peu de vocabulaire, la Loi est muette, ou plutôt, anodine, banale, commune à l’inhumanité: l’homme est de la matière, point. Comme les corps qui y survivent.

Les récits organisent, dans un dispositif qui se tend sur un souffle premier, celui de la pertinence, de la vraisemblance, de la justesse, une narration qui peut entreprendre de multiples embranchements pourvu qu’ils renvoient sans cesse à la matière granitaire du noyau dur. Les atermoiements, les victimisations, les esquives existentielles font la matière des récits illisibles par tous, c’est-à-dire, nécessaires à l’auteur, à ses proches peut-être (dans le cas des récits de vie, c’est flagrant…) mais pas nécessairement lisibles par qui n’a pas un intérêt premier à être associé à l’expérience de ce récit.

C’est le lecteur étranger à l’événement qui, rencontrant ce récit, peut s’intégrer dans l’événement, rejoindre le souffle initial, appréhender la catastrophe ou l’éblouissement, ou apercevoir, le dessin en filigrane de la matière narrative.

De récits en récits, toujours portés par l’aporie, plus que par l’extravagance ou l’abondance, nous allons dans des allées de paroles rares. Ces textes font peu à, peu, dans cette façon qu’ils ont de lisser les légèretés de la littérature et de cristalliser ce qui fait sens, ou son intérieur, ou encore ombre portée de l’auteur sur notre humanité, monter en nous, lecteurs, la conscience de ce qui a eu lieu ainsi singulièrement, et non pas ce que comme nous voudrions communément qu’il se passât.

Le récit nous place ainsi dans un spectre dévoilé, dans un espace qui devient peu à peu un texte commun, une mémoire commune, une humanité prononcée. Et que nous ne pouvons plus innocemment défaire dans une inhumanité que les hommes ne cessent de vouloir réifier dans le temps accéléré de la banalisation, de la transparence de l’homme.

1. Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, éditions Verdier
Traduction du russe par Catherine Fournier , Sophie Benech et Luba Jurgenson
Maître d’oeuvre : Luba Jurgenson Postface de Michel Heller
(Note de l’éditeur)

Les Récits de Varlam Chalamov, réunis pour la première fois en français, retracent l’expérience de Varlam Chalamov dans les camps du Goulag où se sont écoulées dix-sept années de sa vie.
Les récits s’agencent selon une esthétique moderne, celle du fragment, tout en remontant aux sources archaïques du texte, au mythe primitif de la mort provisoire, du séjour au tombeau et de la renaissance. On y apprend que le texte est avant tout matière : il est corps, pain, sépulture. C’est un texte agissant. À l’inverse, la matière du camp, les objets, la nature, le corps des détenus, sont en eux-mêmes un texte, car le réel s’inscrit en eux. Le camp aura servi à l’écrivain de laboratoire pour capter la langue des choses.
Le camp, dit Chalamov, est une école négative de la vie. Aucun homme ne devrait voir ce qui s’y passe, ni même le savoir. Il s’agit en fait d’une connaissance essentielle, une connaissance de l’être, de l’état ultime de l’homme, mais acquise à un prix trop élevé.
C’est aussi un savoir que l’art, désormais, ne saurait éluder.