jeudi, juillet 24, 2008

Les étendues de la littérature africaine



Un parcours parmi les époques, les langues et les auteurs, au travers des étendues des littératures africaines. En Afrique, un livre coûte le salaire mensuel d’un ouvrier. Cela n’a jamais empêché les gens d’écrire.

Un entretien avec Jean-Pierre Jacquemin

• La plupart d’entre nous ignorent tout de la littérature africaine mais, par analogie avec ce que nous connaissons de la musique ou des danses, nous pourrions penser que c’est quelque chose de très baroque, très lyrique...

• Il y a des idées toutes faites qui circulent et qui tiennent au fait que la littérature africaine francophone a été dominée par la figure d’un poète, Léopold Sédar Senghor. C’est un peu comme si on disait que la littérature grecque s’est arrêtée à Homère, toutes proportions gardées. Je dirais d’abord qu’il y a des littératures africaines. Il y en a dans les langues héritées de la colonisation : l’anglais, le portugais, le français. Et puis il y a des littératures dites traditionnelles. On appelle ça littérature orale, et là, bien sûr, il est plus difficile pour un Européen d’y avoir accès, mais parce qu’on traduit peu, on édite peu dans un domaine qui pourtant est extrêmement riche et qui date de centaines d’années, voire de millénaires. Pour la littérature écrite, il y a aussi les productions dans les langues nationales mais qui sont moins publiées pour des raisons économiques.

Dans ces littératures, il faudrait aussi parler d’époques. Ce qui s’est produit pendant ou à la fin de la colonisation est très différent de ce qui s’est produit après. Dans un premier temps, les œuvres étaient dans le droit fil de ce qu’attendaient les colonisateurs, mais très vite il y a eu des auteurs pour dénoncer les abus dont étaient victimes les colonisés. Par la suite, il y a la génération qui a mis en cause tous les régimes politiques mis en place après les indépendances et de très grands livres incarnent précisément ce rejet de la violence post-coloniale. Dans les deux cas, colonisation ou indépendance, c’est un roman de contestation. Comme disait Gide, on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments. Ce n’est pas parce que ces livres traitent de la justice qu’ils sont bons pour autant mais c’est un fait que les auteurs ont beaucoup mis l’accent sur ce qu’était véritablement le vécu de leur société, l’injustice, l’illégitimité des pouvoirs, les folies qu’entraîne la dictature, les drames des individus et des groupes balayés par une histoire folle.

Il y a aussi des auteurs qui ont choisi d’écrire non pas en tant que porte-parole d’un peuple, non pas avec l’espoir peut-être romantique que leurs textes allaient modifier le sens de l’histoire, mais tout simplement pour parler de leur condition humaine, en l’occurrence africaine, mais qui est celle de tout un chacun. D’autres écrivains panachent un peu tout cela ou bien encore -et c’est un thème d’inspiration très important- portent un regard sur la tradition. Par tradition, il faudrait entendre, plus exactement, le mode de vie pré-colonial ou les valeurs culturelles essentielles qui ne doivent rien à l’Occident. Là encore, les regards peuvent être multiples. On peut avoir des auteurs qui idéalisent la tradition et d’autres qui la considèrent comme un frein, comme un obstacle. Si on prend le théâtre par exemple, on s’aperçoit qu’il y a énormément d’auteurs qui ont écrit sur les abus d’un système figé qui contrarie les aspirations des jeunes générations en matière de mariage ou qui en parlent en termes de choc des valeurs, de choc des cultures.

Mais je crois que ce qui fait la force des grands écrivains africains, c’est d’avoir su parler de tout cela en parlant de l’intérieur. Le regard occidental est un regard qui, on le sait, est biaisé par des siècles d’ignorance. Il y a très peu d’auteurs européens qui ont, en termes de fiction, su parler de l’Afrique avec justesse et avec talent et il a fallu attendre que des gens conquièrent l’instrument de l’écriture pour pouvoir véritablement parler d’eux-mêmes. Ce qui me frappe aussi, c’est l’indifférence avec laquelle généralement on accueille en Europe ces productions littéraires. Tout se passe comme si on voulait continuer à voir dans la culture africaine -même positivement- la confirmation de préjugés anciens. Dans d’autres domaines culturels, c’est éclatant : la musique qui n’est perçue que comme un défoulement collectif, comme l’expression d’un rythme qui serait presque génétique et consubstantiel à la couleur alors qu’il y a autant de genres, de circonstances, de sensibilités variées et multiples...

• Y avait-il une littérature écrite avant l’arrivée des Européens ?

• Certains pays ont une très longue tradition d’écriture et ils possèdent des textes qui datent du XVe ou du XVIe siècle et même d’avant. Dans l’Afrique de l’Ouest, il y avait des royaumes qui encourageaient leurs intellectuels et qui étaient parvenus à une certaine uniformisation de la production écrite. Cela a entraîné la naissance de chroniques historiques, de textes à caractère religieux mais parlant également de la vie sociale. Ces textes étaient écrits dans les langues africaines, mais employaient l’alphabet arabe. Avec l’Ethiopie, on peut remonter encore beaucoup plus loin puisque ce pays a été christianisé très tôt et qu’on a des textes écrits en guèze, ancienne langue savante de l’Ethiopie, et qui datent du début de l’ère chrétienne. Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a sur la côte est toute une littérature en swahili, écrite aussi avec l’alphabet arabe. C’est une tradition extrêmement riche qui a produit beaucoup de poèmes lyriques, de récits d’amour courtois, de formes d’expression religieuses. La religion, bien sûr, reste fondamentale. On a donc là une littérature très ancienne, parfois plus ancienne que celle de nombreux pays d’Europe. Et si on ajoute à cela la littérature orale, qui est maintenant partiellement transcrite et traduite et qui devient accessible, comme l’ont été chez nous les grandes épopées, les chansons de geste, on s’aperçoit que l’Afrique n’a rien à envier à d’autres continents pour ce qui est du patrimoine. Si on parle en termes de fiction, de littérature dite moderne, il est évident qu’elle est plus récente. Le premier roman africain date des années vingt, mais déjà des centaines de romanciers se sont exprimés sur tout le continent africain et dans les îles. Finalement, le roman tel qu’on l’entend, est une tradition universellement récente. Aujourd’hui, si retard il y avait, il a été largement rattrapé.

• Qui sont les pionniers du roman africain ?

• On a, du côté de l’Afrique australe, un premier vrai roman écrit en souto par Thomas Mofolo en 1925 et qui s’inspire du personnage historique de Chaka. Ce roman a eu un très grand succès international par la suite, il a été traduit en anglais puis en français et dans diverses autres langues. Mais l’éclosion la plus importante se situe dans les années trente.

• Y a-t-il eu au départ le dilemme d’écrire ou non dans la langue du colonisateur ? Est-ce un vrai ou un faux débat ?

• Le débat existe au sein même de la communauté des écrivains africains. Il y en a qui réclament la promotion, le travail extrêmement volontariste, voire parfois exclusif d’une création en langue africaine. D’autres disent : non, l’histoire est là, par l’école, par notre ouverture au monde, nous avons hérité d’une langue étrangère. Mais nous pouvons -nous l’avons déjà fait et nous le ferons encore- nous servir de ces langues, les africaniser en quelque sorte, les rendre aptes à exprimer notre condition d’Africains d’aujourd’hui avec précisément toutes les contradictions qui constituent ce métissage culturel forcé né de la colonisation. Je prendrais ici l’exemple d’Ahmadou Khourouma, de Côte d’Ivoire, qui a publié il y a trente ans Les soleils des indépendances. C’est un roman devenu classique où il utilisait, pour faire entrer le lecteur dans la psychologie de son personnage, un français qui était marqué par des traces linguistiques de sa langue d’origine, le malinké. Il y avait là une sorte d’imprégnation du français par des tournures, des symboles et des formes venant d’une langue africaine. C’est intéressant, c’est surtout un très beau livre, exprimant le désenchantement devant les fausses promesses de l’indépendance et les désillusions de quelqu’un qui a hérité de valeurs traditionnelles aristocratiques dans un monde qui aplatit absolument tout et où les rapports sociaux sont déterminés par le profit.

Une littérature abâtardie ? Je ne sais pas. Il est sûr que je connais bien mieux le domaine de la littérature africaine en langues occidentales que ce que je peux savoir des productions en langues nationales. Mon point de vue n’est peut-être pas celui d’un intellectuel africain mais ce qui est certain c’est que la liberté doit prévaloir. Chacun doit écrire dans la langue qui lui plaît, point. Au nom de quel stalinisme devrait-on imposer l’emploi exclusif d’une langue ? Je crois aussi qu’il y a des condamnations ou des impositions qui sont purement théoriques. Parfois, les gens qui vous disent « il faut une littérature dans telle langue » ne la pratiquent pas eux-mêmes ou ne pourraient pas l’écrire. On est plus dans un imaginaire très idéologique que dans la réalité.

• Tous les écrivains africains sont bilingues, mais leur langue maternelle est une langue africaine. En s’exprimant en anglais ou en français, se privent-ils de tout un registre d’émotions et de concepts propres uniquement à la langue maternelle ?

• Cela, ce serait faire du psychologisme... La forme littéraire n’est pas nécessairement la forme du langage de communication quotidien. Ecrire un certain type de récit dans la langue maternelle implique aussi une élaboration. Il est vrai que tout Africain est polyglotte. Il arrive même que la langue maternelle ne soit pas la langue paternelle, c’est assez fréquent. Il y a aussi les langues véhiculaires, c’est-à-dire que dans bien des pays on a sa langue d’origine mais également une ou plusieurs grandes langues considérées comme des outils de communication dans le pays même. Et bien sûr, depuis plus de cent ans, nous avons la pénétration des langues européennes par l’intermédiaire des missions, du système scolaire ou d’autres formes économiques. Ce qui fait que finalement la notion de pureté linguistique n’est pas ce qui préoccupe le plus. Vu la hiérarchie des langues qui a été introduite par la colonisation, il est un fait que l’expression des idées est souvent passée par le français, l’anglais ou le portugais. Il y a des gens qui les ont intégrés et qui ont réussi à faire des œuvres remarquables sans que cela leur donne des complexes. D’autres ont écrit à la fois dans leur langue maternelle et dans la langue de ce qui était autrefois l’étranger. Je ne crois pas qu’il y ait un seul courant, un seul chemin. Il me semble que la liberté du créateur doit rester entière.

Mais par ailleurs, si on prend un point de vue strictement socio-économique, il est certain qu’on trouve peu d’éditeurs pour publier des œuvres rédigées dans des langues parlées par quelques milliers de locuteurs et même par plusieurs millions. C’est tout simplement un problème de débouchés parce que le marché est très petit ou que le public est insuffisamment scolarisé. Souvent aussi, les langues ne sont pas encore codifiées pour être écrites. Il y a donc des littératures plus riches que d’autres, en yoruba, par exemple, qui est une des langues du Nigéria. Et j’ai parlé du swahili qui continue à être très fécond en Afrique de l’Est.

• Les systèmes coloniaux ont-ils influé de manière différente sur le développement de la littérature africaine ?

• Historiquement la naissance d’une littérature imprimée et publiée passe par les missions. Bien sûr, cela implique des censures, des modèles religieux et moraux. Les premiers textes, c’était donc de la littérature édifiante ou des récits de vie, parfois des histoires tirées du trésor traditionnel et traduites et adaptées. Il y a maintenant une curiosité pour ces textes parce qu’ils sont indicateurs de quelque chose, parce qu’ils sont fondateurs à un certain niveau qui peut être linguistique ou historique. Mais à part le cas Thomas Mofolo que j’ai déjà cité, il n’y a pas de très grandes œuvres dans cet état de la création.

Il faudrait étudier chaque politique coloniale pour se rendre compte des différences. Le système culturel français était assimilateur. La langue française était la valeur sacrée et l’école laïque et républicaine a été diffusée partout dans les colonies françaises. Des Africains il fallait faire des Français, et cela très tôt : Senghor est à Paris dans les années trente. On avait des universitaires mais beaucoup d’indifférence voire de rejet à l’égard des langues africaines. Si on prend l’exemple congolais, c’est tout à fait différent puisque le système colonial belge n’encourageait absolument pas la production d’intellectuels de niveau supérieur. Il y avait un enseignement de base, d’abord en langue locale, puis en français, mais avec l’idée de former des auxiliaires dont certains ont pris la plume aussi pour écrire des articles ou des contes sous l’égide des missions, puisqu’au Congo les missions avaient le monopole de l’enseignement. Dans le cas des colonies anglaises, c’est encore un peu différent : très tôt, les missions protestantes sont installées sur les côtes et traduisent la Bible dans les langues nationales. Une petite bourgeoisie se développe, a accès à l’enseignement supérieur ou part en Angleterre. Je dirais donc qu’en Afrique dite anglophone -et c’est une généralisation peut-être un peu abusive- il y avait les deux : les missionnaires encourageaient à la fois une production portant sur les coutumes, les savoirs, les traditions et permettaient à une proportion non négligeable d’indigènes entre guillemets d’accéder à l’enseignement supérieur et de se mettre ainsi à l’écriture.

• Cela se traduit-il aujourd’hui sur les structures de l’édition ?

• Pendant longtemps la plupart des auteurs africains notables n’ont été publiés qu’en Europe parce qu’à l’époque coloniale -c’est simple- il n’y avait pas ou très peu de moyens de publier en Afrique même, à l’exception de cette littérature para-missionnaire. Par la suite, avec les indépendances, il y a eu des tentatives mais avec d’énormes difficultés économiques. Les rares maisons d’édition africaines qui subsistent dans le monde francophone sont en train de se casser la figure. Il y a toujours ce phénomène de dépendance. Présence africaine a été fondée à Paris par un noyau d’intellectuels africains et antillais et elle est régulièrement au bord du gouffre financier. Il y a eu Clé à Yaoundé, au Cameroun. Encore une fois on retrouve là l’influence religieuse parce que, même si ce n’est pas de la littérature édifiante, ce sont quand même des protestants qui ont fondé cette maison d’édition. A Dakar et à Abidjan, il y a eu longtemps Les Nouvelles éditions africaines. Après séparation entre Dakar et Abidjan, il y a maintenant Les Nouvelles éditions ivoiriennes mais je crois qu’à Dakar elles subsistent très difficilement.

Pour le monde anglophone, c’est un peu différent parce qu’une grande maison d’édition anglaise, Heinemann, a eu soin d’avoir des filiales ou des partenaires entre Londres, Ibadan au Nigéria et Nairobi au Kenya, ce qui fait que des ouvrages étaient publiés en trois endroits et ont donné un catalogue extrêmement varié, diffusé beaucoup plus largement que dans le système parisien où, pour être connu, il faut avoir la chance de passer dans telle émission de télé ou être dans une grosse boîte de littérature générale comme le Seuil, Grasset ou Stock qui, de temps en temps, publient tel ou tel auteur qui leur paraît digne d’entrer dans leur catalogue. Il n’y a pas de volontarisme du système éditorial français par rapport à la littérature africaine. Mais, de toute façon, la reconnaissance des écrivains africains dans leur pays par leur lectorat naturel passe, on l’a déjà dit, par le développement de la scolarisation et de l’économie. Les auteurs de type universitaire ou qui veulent se situer dans une tradition de recherche esthétique ont un public extrêmement faible. Mais il y a des auteurs populaires aussi qui, eux, touchent un large lectorat africain, même en français ou en anglais. Ce sont des autodidactes ou des gens qui ont un niveau d’études élémentaire mais qui se sont mis à écrire sur les problèmes qui intéressent directement Monsieur ou Madame Tout-le-monde. Ils publient à compte d’auteur ou avec l’aide de missionnaires chez des imprimeurs locaux qui y trouvent leur compte d’ailleurs... Au Nigéria, c’est ce qu’on appelle la « littérature de marché ». Ce sont des petits romans, des genres de feuilletons ou des brochures contenant des conseils pratiques. Ici, on appellerait ça de la paralittérature, mais, sociologiquement et parfois même esthétiquement, cela donne des résultats tout à fait intéressants.

• La presse africaine publie-t-elle des textes littéraires ?

• Très peu. Des magazines parfois donnent une place à des nouvelles mais pas la presse quotidienne, à ma connaissance. Ceci dit, on a vu des tempéraments d’écrivains naître à travers l’exercice du journalisme. Certains reporters de faits divers se sont révélés en fait des sociologues et des chroniqueurs avec un vrai talent littéraire, qui pouvaient alors parler du quotidien des gens et dont les chroniques étaient chaque fois attendues. C’est ce qui s’est produit au Brésil au siècle dernier : la littérature brésilienne est née des chroniques des journalistes qui ont permis l’émergence d’œuvres plus vastes et plus complexes.

• Y a-t-il une « vie littéraire » avec des critiques professionnels, des prix, des chapelles et des polémiques ?

• A ma connaissance, il existe à Paris un grand prix littéraire de l’Afrique noire mais dont le jury n’est pas exclusivement africain. En Afrique même, il y a des initiatives locales mais elles n’ont jamais joui des moyens suffisants pour s’imposer. Ce n’est certainement pas au moment où la situation économique est en chute libre que le domaine culturel pourrait avoir échappé à cette crise. Il y a bien sûr des critiques africains mais ce sont des universitaires et ils ont tendance parfois à recopier les théories des médias, Il n’y a peut-être pas suffisamment de gens qui simplement chercheraient à faire connaître les auteurs, qui auraient de la littérature une approche disons « humaniste » et qui joueraient le rôle de passeurs, en disant : « Voilà, on a lu ceci qui parle de cela et c’est à lire pour telle ou telle raison ».

Il y a des polémiques, surtout dans les milieux universitaires. Il y a des écoles aussi, mais c’est parfois caricatural. Je ne parle pas des oppositions idéologiques classiques qui opposent nécessairement les progressistes et les conservateurs, mais des querelles d’auteurs. Dans le cas du Congo, cela a été parfois jusqu’à la limite du grotesque : trois jeunes poètes décident qu’ils ont fondé un mouvement qui rompt radicalement avec les œuvres des aînés ! Les œuvres ne justifient pas nécessairement ces ambitions théoriques...

• Les librairies et les bibliothèques se développent-elles ?

• Les grandes librairies qui suivent le mouvement international ont un rayon abondamment pourvu en littérature africaine et antillaise. C’était le cas à Dakar, Abidjan et Kinshasa. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui pour Kinshasa... Le problème, c’est l’argent. Un livre, qu’il soit européen ou africain, coûte parfois le salaire mensuel d’un ouvrier. Paradoxe absurde ! Mais cela n’a jamais empêché les gens d’écrire. Les jeunes mordus -car il y a plein de jeunes écrivains- lisent évidemment leurs aînés, s’en nourrissent et en discutent passionnément. Donc il y a une vie littéraire mais elle ne prend pas la forme qu’elle a ici. Pour ce qui est de l’accès aux œuvres, c’est sur le trottoir que ça se passe et ce sont des livres d’occasion. Ce serait plutôt des romans de gare, mais peut-être, à côté de cela, y aura-t-il un bouquin de Présence Africaine ou du Seuil. Ici, il y a une telle inflation de bouquins qui paraissent qu’on peut les jeter après la lecture. Là-bas, on ne jette pas les livres. Ils sont lus par des tas de gens et se retrouvent un jour sur le trottoir pour être vendus en occasion.

Il y a aussi les universités et, selon qu’elles fonctionnent bien ou mal, leurs bibliothèques sont plus ou moins fournies. Mais les ouvrages sont là, les études africanistes sont bien répandues et il y a des enseignants de qualité. Dans les pays de l’Afrique francophone que j’ai visités, on trouve également des centres culturels mis en place par différents pays, en particulier par la France, avec des bibliothèques très fréquentées. Certains pays ont fait des efforts pour créer des bibliothèques tournantes genre bibliobus, mais je ne connais pas le choix du répertoire... Toutes ces questions sont importantes mais je suis gêné d’y répondre. Comment peut-on oser parler à l’échelle d’un continent ! Il y a tellement de situations différentes...

• Pourriez-vous maintenant parler simplement des livres que vous aimez ?

• J’ai lu énormément d’auteurs d’Afrique noire. Il y en a certains que j’aime beaucoup, d’autres moins et une part que je déteste... Ce n’est pas parce qu’on est Africain qu’on écrit bien, c’est évident, et chaque Africain ne doit pas automatiquement témoigner d’une africanité qui serait exotique, qui serait différente de ce qu’on peut penser ou écrire en Europe ou dans les deux Amériques. Des auteurs africains se sont beaucoup découvert d’affinités avec des écrivains d’Amérique latine. Un des auteurs les plus connus, Sony Labou Tansi -c’était un ami, du Congo-Brazaville, il est mort il y quelques années- doit peut-être quelque chose à l’univers latino-américain et, en particulier à Gabriel García Márquez. Mais il est d’abord, avant tout, lui-même et ce dont il nous parle, c’est du Congo, parfois de l’ex-Zaïre et, dans un sens métaphorique, de toute l’Afrique des dictatures. De lui, je citerais La vie et demie, un de ses premiers romans, ou encore Les sept solitudes de Lorsa Lopez ou L’Etat honteux. Son théâtre aussi m’a beaucoup touché. C’est un combat pour la démocratie, pour la liberté des hommes et c’est aussi une veine très poétique et lyrique.

C’est une des formes d’expression, il y en a d’autres. Un autre Congolais que j’aime s’appelle Emmanuel Dongala et a écrit Le feu des origines, un superbe livre de facture plus classique mais très riche parce qu’il nous fait passer par plusieurs univers, de l’univers de la tradition à l’univers urbain du système colonial et puis à la société congolaise contemporaine. Tout cela dans un même roman, avec un personnage qui traverse les époques et qui essaie de comprendre sa société et ses mutations, mais avec aussi beaucoup de densité psychologique. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de romans qui parlent uniquement de l’individu au sens d’une littérature psychologisante, uniquement consacrée aux états d’âme ou à un destin absolument particulier. Ce n’est pas ça que les auteurs, jusqu’ici en tout cas, ont véritablement mis en avant. Les romans sont souvent les romans d’une société plus que de l’individu même si les individus servent d’exemple, d’image, de métaphore.

ll y a un auteur que j’adore : William Sassine, de Guinée, qui a écrit plusieurs romans publiés par Présence africaine. L’un de ceux que je trouve inoubliable s’appelle Le Zéhéros n’est pas n’importe qui et c’est une farce tragi-comique, plus tragique que comique d’ailleurs, même si on éclate souvent de rire. C’est le problème de l’exil, du retour au pays, des ravages d’une dictature, tout cela vu par les yeux d’un personnage un peu bouffon, à la fois dérisoire et touchant. L’humour est très bien représenté dans une partie de la production littéraire africaine ; Ce n’est pas propre à l’Afrique : partout des sociétés qui n’ont connu qu’une cascade de violences et de drames peuvent aussi se servir de l’humour pour se libérer.

• La littérature européenne est en gros passée de l’épopée au réalisme puis au roman psychologique, à l’avant-garde et au formalisme. Ce relatif désintérêt pour les problèmes de l’individu ou pour l’expression de sa propre originalité d’écrivain indiquerait-il que la littérature africaine est encore à un stade de ce processus ?

• Je reviens à ce que j’ai dit au début : il faut se débarrasser de l’idée que c’est une littérature balbutiante ! Certains auteurs ont eu accès à la littérature internationale et connaissent aussi bien Joyce que Flaubert ou Nabokov. C’est sûr que ce qu’on a appelé le nouveau roman n’est pas ce qui a marqué le plus les auteurs d’Afrique noire mais je ne crois pas que ce soit la seule forme d’expression signifiante non plus... Bon nombre d’intellectuels africains, et pas seulement ceux qui ont étudié en Europe, ont une connaissance de la littérature universelle et pas simplement de la littérature de l’ancien colonisateur. Il y a un éclectisme, un cosmopolitisme qui deviennent évidents. Et je n’ai pas encore cité des gens tout à fait fondamentaux qui sont les auteurs issus du Nigéria, du Kenya ou d’Afrique du Sud. Ce n’est pas pour rien que Wole Soyinka a eu le prix Nobel parce que cela fait déjà plus de trente ans qu’il écrit des pièces de théâtre, des romans, des essais, de la poésie d’un très haut niveau. Ce qui est remarquable, c’est que même s’il est traduit en français —j’insiste toujours sur l’ignorance du monde francophone du Nord à l’égard de Soyinka- on le trouve trop compliqué. Autre exemple, c’est Ngugi Wa Thiongo, un grand auteur kényan qui a d’abord écrit en anglais puis a cessé pour écrire dans sa langue, le gikuyu. Un jeune auteur nigérian que j’aime aussi énormément s’appelle Ben Okri. Il a su précisément concilier ce qui est spécifique dans sa culture, une certaine vision fantastique du monde, avec les problèmes aigus de la modernité nigériane, tout cela dans une sorte d’anglais de la rue, très inventif. Il a lu Joyce, c’est évident... Le désir d’exprimer un vécu et des valeurs n’empêche pas que certains aient des styles très identifiables et très exploratoires tout de même. Donc la reproduction d’un modèle selon un système qui passerait par la littérature orale, le roman, l’expérimentation, etc, ne s’observe pas en Afrique. On trouve des grands créateurs qui ont effectivement une ouverture sans frontières, on en trouvera d’autres qui vivent cloisonnés dans une tradition. Et il y a parfois des raccourcis.

• Les écrivains ne sont donc pas les continuateurs des griots.

• Non, pour moi, ce n’est pas du tout comme cela que ça se passe. Certains peuvent l’être. C’est le cas d’une partie de l’oeuvre d’Amadou Hampâté Ba qui est une des grandes figures de la littérature africaine francophone et qui a disparu il y a quelques années. Il était un traditionaliste, comme on dit, c’est-à-dire quelqu’un qui recueillait la tradition, la transcrivait, l’adaptait en français. Il jouait plusieurs rôles : conservateur, interprète, créateur, il était tout cela. Ses mémoires ont été publiées chez Actes Sud sous le titre de L’enfant Peul. Il y a des fils de griots, entre autres le grand écrivain malien Massa Maxan Diabate, qui ont reçu l’héritage de leur père ou de leur grand-père et qui en font des adaptations ou des romans. Mais d’autres, pas du tout ! Je veux dire que ce n’est pas parce que le mode d’expression collectif principal a été l’oralité qu’automatiquement, lorsqu’on passe à l’écrit, il y aura héritage. Oui pour certains, non pour d’autres. Dès leurs premiers écrits se révèlent des écrivains au sens international du mot. La littérature leur servira à exprimer leur idées, leurs valeurs esthétiques, leur psychologie ou leur regard tout simplement. Mais il n’y aura pas d’adéquation absolue avec la tradition orale.

• Les écrivains africains ont-ils la tentation de jouer un rôle de guide spirituel ou politique, un peu à la manière de Victor Hugo chez nous au siècle dernier ?

• Sony Labou Tansi aurait pu être quelqu’un comme cela. Il ne se voulait pas maître à penser mais se voulait en tout cas comptable du monde dans lequel il vivait, pas seulement dans son pays mais en tant que citoyen du monde. Il avait des choses à dire sur toutes les réformes, sur les rapports Nord-Sud, sur la justice. Non seulement, son œuvre et ses paroles le démontrent, mais il a fait aussi de la politique active dans les dernières années de sa vie.

Le rêve du prophétisme et aussi du guide, du leader, c’est un peu le personnage de Césaire, qui est antillais mais qui a quand même fortement marqué l’intelligentsia africaine francophone à cause de son génie poétique indiscutable. Mais cette vision du meneur de peuple est très datée historiquement. C’était la lutte pour l’indépendance, c’était une époque où les intellectuels passés par le modèle universitaire occidental se savaient privilégiés, se savaient des exceptions et donc porteurs d’une mission de porte-parole, de guide... Aujourd’hui, le problème ne se pose plus dans ces termes. Tout d’abord, les échecs politiques ou les trahisons liées à des dénaturations de toutes sortes font que s’exprimer est devenu aléatoire. Cela ne veut pas dire que les écrivains n’aient plus de conscience sociale ou n’aient pas d’idées à mettre en œuvre mais il n’y a plus cette illusion de l’homme charismatique, du tribun ou du prophète. Ce genre d’attitude se retrouve plus en poésie. Mais lorsqu’on écrit des romans, on est en général beaucoup plus multiple dans sa tête et l’illusion romantique est moins présente.

• Ce désenchantement politique et cette misère économique peuvent-ils freiner l’essor des littératures africaines ?

• Si on parle économique, technique, c’est sûr que le paysage n’est pas réjouissant. Si on parle culture, alors pas du tout. Pour moi, on ne peut jamais faire cette erreur grave qui consiste à mesurer la qualité d’une culture aux conditions économiques dans lesquelles elle est produite. L’espoir est là, non seulement l’espoir, mais la force, le talent, l’apport créatif. Qu’on me comprenne bien : je ne veux pas dire que tout ce qui est publié par les Africains est bon. Il y a quelques génies et beaucoup de grands talents. Il y a des œuvres, disons, intéressantes qui se lisent agréablement. Et il y a des œuvres médiocres. A chacun de découvrir, d’aller voir, de se faire sa propre opinion. Si on ne prend que des auteurs publiés en poche chez des éditeurs français, il y en a suffisamment pour qu’on puisse trier soi-même.

Le problème, c’est que l’espace médiatique chez nous, pour attirer l’attention sur ce type d’œuvres, est quasiment inexistant, précisément parce qu’il s’agit d’une périphérie - enfin ce qu’on considère comme une périphérie, à savoir les ex-colonies. Et ce deux poids, deux mesures me scandalise toujours parce que, s’il y a inégalité économique et domination politique, il y a également un scandale culturel. Exemple : l’université belge qui ne donne aucune place aux études littéraires portant sur l’Afrique. Il y a bien à Louvain-la-Neuve un professeur qui a droit à quelques heures de cours sur le thème « littérature française hors de France », mais cela veut aussi bien dire la Belgique que toute l’Afrique francophone et les Antilles. Ce n’est pas lui que j’incrimine, bien sûr, mais c’est évidemment une absurdité. On ne peut pas s’étonner que les jeunes ne connaissent rien de l’Afrique, à part ce qu’ils voient à la télévision, s’il n’y a nulle part dans leur cursus scolaire une place donnée à sa littérature. Le problème avec l’Afrique, c’est qu’elle est mal connue - parce qu’on confond des identités culturelles et des histoires différentes - mais qu’ici on croit la connaître et qu’on pense qu’il n’y a rien à découvrir. Ces fausses certitudes ou ces supposées connaissances font qu’il y a un blocage supplémentaire, surtout quand on enferme l’Africain dans cette image du sportif, du musicien et finalement de l’homme du corps. On peut s’éclater dans un concert africain mais si on ne veut pas voir ce qu’il y a derrière les chansons ou si on ne comprend pas que les Africains eux-mêmes peuvent exorciser leur culture à des fins commerciales, on est dans le malentendu. Attention, je ne veux pas faire le puritain. Les percussions, c’est bien. S’éclater, c’est bien. Mais s’éclater systématiquement année après année et ne diriger sa curiosité que vers une forme d’expression, c’est faire preuve d’étroitesse de vue.

• Il est évidemment impossible de tout citer et ce n’est pas le but de cette entretien mais pour terminer, pourriez-vous donner encore quelques noms d’écrivains que vous aimez bien ?

• Je pense à Mudimbé qui est congolais et qui est un personnage reconnu internationalement dans le domaine des études africaines, qu’il s’agisse de linguistique ou d’histoire des idées. Il est aussi romancier et ses romans sont intéressants. Il y a Ngandu Nkashama, lui aussi congolais, et bien d’autres. Je n’ai pas parlé de tous ceux qui écrivent en portugais et qui sont vraiment importants, par exemple le Mozambicain Luis Bernardo Honwana qui a produit des nouvelles tout à fait remarquables traduites en français par Gasana Ndoba : Nous avons tué le chien teigneux, publié aux Nouvelles Editions Africaines. Ou encore, Luandino Vieira, qui est un auteur marquant de l’Angola.

Pour revenir aux classiques des années cinquante, mais qui ont continué à écrire par la suite, il y a bien sûr Mongo Beti du Cameroun. Et au Congo, j’ai oublié de citer la figure de Tchicaya U’Tamsi. Certains auteurs ont des qualités de style éclatantes et donc frappent par leur écriture. D’autres ont une écriture plus sage, dira-t-on, mais dont la vision est très intéressante. Je pense à un jeune Sénégalais, Boubacar Boris Diop. Il y a aussi une femme que j’aime énormément mais qui, jusqu’ici n’a publié qu’un seul livre. Elle est du Zimbabwé et s’appelle Tsitsi Dangarembga, avec un roman traduit en français sous le titre A fleur de peau et qui est l’itinéraire d’une jeune paysanne qui part à la conquête de l’école. Cela a l’air d’un sujet fatigué, mais comme c’est écrit de manière très incarnée, les sujets les plus classiques - enseignement et promotion sociale, rapport entre la ville et la campagne, entre la tradition et la modernité- sont découverts de l’intérieur par une femme et cela devient un très grand livre.

Autre auteur, sud-africain, que j’aime aussi énormément : Njabulo Ndebele qui a écrit de courts récits traduits chez Complexe, Fools et Mon oncle. Un auteur ghanéen de très grande qualité s’appelle Ayi Kwei Armah, et a publié chez Présence Africaine L’age d’or n’est pas pour demain notamment. Et j’oublie Chinua Achebe (Le monde s’effondre) qui est Nigérien comme Soyinka et est vraiment un très grand romancier... •.

Publié le : 28 septembre 2006 par Jean-Pierre Jacquemain
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