mardi, juillet 18, 2006

Si nous observons la rue à travers la fenêtre

Bonjour,

Ce blog est un site de ressources à la disposition des personnes intéressées par les questions d'ateliers d'écriture, d'écriture, de dramaturgie,...
Il est évidemment ouvert à chacun, dans la libre circulations des idées et des propositions.
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Si nous observons la rue à travers la fenêtre, ses bruits sont atténués, ses mouvements sont fantomatiques et la rue elle-même, à cause de la vitre transparente, mais dure et rigide, paraît un être isolé palpitant dans un « au-delà ».Mais que l’on ouvre la porte : nous sortons de l’isolement, nous participons de cet être, nous y devenons agissant et nous vivons sa pulsation par tous nos sens (…)L’œuvre d’art se reflète à la surface de la conscience. Elle se trouve « au-delà » et , quand l’excitation cesse, elle disparaît de la surface sans trace. Il y a là aussi comme une vitre transparente, mais dure et rigide, qui empêche tout contact direct et intime. Là encore nous avons la possibilité de pénétrer dans l’œuvre, d’y devenir actifs et de vivre sa pulsation par tous nos sens.

Vassili Kandinsky, Point et ligne sur plan.



Ca ne va pas de soi

Ca ne va pas de soi, tout ça : se rassembler, écrire, ensemble ou pas, s’inquiéter de ce qui sera dit et peut-être pas compris…
Ca ne va pas de soi cette entreprise de creusement, cette carrière à ciel ouvert que devient vite un Atelier d’écriture.
Ca ne va pas de soi, mais alors, pas du tout.
Il y a de l’oralité dans le texte et du texte dans le corps de chacun, d’accord, mais la plupart gardent le corps bien clos pour que du texte ne s’en échappe pas. Pour que de la parole ne risque pas de laisser entendre ce que l’on pensait secret, ou inaudible, ou trop intime…
Faut la fermer pour glisser dans l’époque, pire, sur l’époque, comme un surf d’autistes concentrés sur le plaisir, le plaisir, le plaisir…de quoi ? On n’en sait rien, mais on s’adapte au discours de l’époque, faut du plaisir alors on dit le mot plaisir. Faut du citoyen, alors on aboie citoyen…Ca glisse et ça emporte, infiniment, dans le néant tous ces corps trop fermés…Et le néant, aujourd’hui à un prix très élevé.
Ecrire, c’est, vaguement, faire quelque chose qu’on attend pas de nous, qui se fait presque en fraude, dans le retrait, là où la parole n’a pas nécessairement accès, dans l’entre-deux, au rythme d’un entendement lointain, les yeux tombés à l’intérieur, en souvenir de ce qui s’est passé, souvent à notre insu, crypté dans une mémoire en acier trempé, obstinée à ne nous livrer des cristaux alors qu’on rêve de fumée, ou l’inverse. Rétive la mémoire, alors faut l’aider, remplir des trous, en creuser ailleurs, faire comme si et traquer le réel, l’effet de réel, pour s’y retrouver et perdre un peu de sa morve, sa raisonnable morve de parleur et de raconteur…
C’est très contradictoire toute cette histoire, alors on s’y reprend à chaque fois, on remet sur le métier, on broie le grain et on s’étonne que ça tourne toujours, le grand moulin…
Ca ne va pas de soi, donc.
Alors, le retrait, la distance entre le bruit du dehors et le bruissement dedans, ça se fait parfois à plusieurs. Régulièrement, dans un temps décidé, au côte à côte plus qu’ensemble, avec un témoin de ce remue-ménage aléatoire et cependant conduit jusqu’au terme des séances entre surgissements et lectures.
Lectures intimes, silencieuses, hésitantes et qui redonnent à la vie de l’auteur, soudain, comme une nouvelle version du tracé de la ligne. Celle du texte, du récit, mais aussi de celle ou celui qui écrit. C’est pour ça que certains, de plus en plus nombreux, cherchent dans l’asile de l’Atelier un endroit pour tenter de nouvelles lignes…
Et puis, un jour, l’Atelier se termine, les portes s’ouvrent, chacun s’en va avec ses tablettes, ses fragments, ses débuts de quelque chose qui se poursuivra ailleurs, chez soi, plus tard, dans une autre intimité qui a nom solitude.
Ca rate, ça se reprend, ça patine ou ça piétine, mais ça continue parce dehors, manifestement, pour ces gens-là, la vie ne suffit pas.
Ils s’y remettent, seuls, ensemble, peu importe, mais ils s’y remettent parce que ça ne finit pas, le tracé de cette ligne ; même au-delà d’une expérience, d’un passage ici-bas, ça ne s’arrête pas, d’autres s’en chargent, lisent et se disent des choses qu’ils n’entendaient pas avant, ou pas assez clairement, ou pas à cet endroit.
Et l’auteur devient lecteur et le lecteur se dit que, décidément, ça ne va pas de soi, tout ça. Alors, parfois, il reprend à son compte un morceau du tracé et il se remet, ad libitum, à chercher sa ligne…et ça continue. Un Atelier d’écriture, ça aide peut-être à ça, à tout ça, à faire en sorte que le coude à coude encourage le croisement des tracés…
Un jour, c’est prêt, enfin presque, c’est jamais clôturé le champ où ça se passe. Il y a des murs à l’Atelier, mais c’est à passe-muraille qu’on joue. Et dehors, il y a ceux dont on parle à l’intérieur, tout ceux qui sont, en spectres ou panses déployées, eux, les autres, nous. Faut penser à eux, après, quand la ligne est presque prête, quand le texte est bien dans le corps pour passer enfin au-delà des murs et des imprimés.
C’est le moment de la lecture. Et comme l’écriture, ça se fait souvent seul, dans le temps pris sur le bruit du dehors, toujours les spectres, les corps, les débuts et les fins, l’entrecroisement des lignes qui tissent un autre texte, à venir.
Ce moment, le temps de la lecture, dans la vie de l’Atelier ne cesse de revenir de différentes façons. Et quand ça passe par la bouche et le gueuloir, ça change tout, ça quitte le regard et monte jusqu’aux oreilles. Ca devient public, c’est, pour un temps court, devenu de la parole, ça peut s’éparpiller, se faire entendre ailleurs, c’est une rencontre, ça ne va pas de soi, ça ne termine rien, ça ouvre autre chose, pour repartir encore…

Daniel Simon,
Janvier 2006




Antiquité et modernité

Par delà le drame, Hans Thies Lehmann

Le théâtre est défini; chez Grüber, comme l'instant où la voix humaine s'élève et, sans bruit, frappe les spectateurs de sa force dénuée de corps. Un corps s'expose et est atteint. Le son de la plainte se propage et frappe le spectateur, une onde sonore, tangentiellement. Terreur et pitié: il n'en faut pas plus. Pour cela, la première condition est un espace. Olympiastadion, construction à l'antique de l'époque nazie, Palais des Expositions, Deutschlandhalle, Salpêtrière, abside de béton de la Schaubühne. Pour le geste il est de règle qu'il doit éviter l'extrême ("l'instant fructueux" de Lessing). L'espace, au contraire, ne devient perceptible que dans l'extrême - comme vide archaïque surdimensionné: l'espace de la Schaubühne à la froideur monacale pour Hamlet, la Deutschlandhalle dénudée de Berlin pour Prométhée. Mais aussi comme lieu minuscule, débordant de façon oppressante: les plantes de Krapp, la petite scène de la Schaubühne am Halleschen Ufer pour Empédocle de Hölderlin, la salle de répétition de la Cuvrystrasse à Berlin, aux éclairages chagalliens et surpeuplée de corps - ceux des commis-voyageurs en désespoir de Sur la grand'route. Chez Grüber, il n'y a guère d'espace neutre, moyen. Abandon de l'espace moyen, invention d'un espace trop grand, trop petit.L'axe "espace/voix" définit le théâtre de Grüber. Non l'intrigue, ni la fable, ni le décor et, encore moins, le drame. Il n'est guère d'autre théâtre où la distance, le vide, l'espace intermédiaire accèdent autant qu'ici au rang de protagonistes autonomes. où cela survient, le véritable dialogue a lieu entre son et espace de résonance, non plus entre les partenaires du dialogue.Le drame repose sur la vitesse, la dialectique, la dispute et le dénouement. Mais le drame ment depuis longtemps déjà. Son esprit, mieux: son spectre, a quitté le théâtre qui compte - il est entré au cinéma, à la télévision de plus en plus. Là, l'histoire compte, "the story", parce que rien ne doit être considéré deux fois, rien ne doit être examiné dans sa contradiction, dans sa duplication, son étrangeté. De l'effet V (1) à l'effet TV. La grande époque du drame est passée, mais peu de gens de théâtre osent mettre en pratique la différence du drame et du théâtre. Et cette différence est radicale. En Allemagne, outre Grüber, Hans-Jürgen Syberberg et Einar Schleef le font, peu d'autres. Cela donne l'impression aujourd'hui soit d'une violence anarchique, comme chez Schleef, soit d'un classicisme désuet, comme chez Syberberg. Quelques différents que puissent être, chez l'un ou l'autre, registre et rythme, ils ont à l'esprit - comme Bob Wilson, Pina Bausch, et quelques autres peu nombreux - un temps post-dramatique, un véritable temps de théâtre. Lenteur "aristocratique" de la lecture, pour parler avec Nietzsche. Cette lenteur n'est pas le moindre des plaisirs que j'éprouve dans le théâtre signé Grüber, cette lenteur qui convient au mot, à qui pareil temps offre un espace de jeu, la durée conforme au non-temps, la Un-zeit. Cela témoigne du désir d'une écoute digne d'être appelé ainsi, du désir d'une langue du théâtre aux confins du silence.Ce que le théâtre peut produire est cet instant singulier de la parole commune dans un espace que "partagent" vraiment ceux qui participent, activement et passivement, à la situation. Avec quelle rareté s'élève ce moment de bonheur, cet événement tout à fait improbable, que l'on nomme théâtre. Le spectateur est le thème essentiel à partir duquel le théâtre peut aujourd'hui inventer à nouveau son langage et résister au mensonge dramatique.Le paradigme post-dramatique est en correspondance avec le commencement pré-dramatique du théâtre en Europe. Voix, scène, instant construisent chez Grüber un théâtre qui est aussi bien lyrique qu'épique, mais n'est jamais dramatique. Choeur, manifestation vocale, espace et temps du mythe englouti en lui-même caractérisaient également les débuts grecs du théâtre. Ce n'était pas la dynamique du drame qui le faisait. (L'impulsion dramatique est d'ailleurs absente de la plupart des autres cultures théâtrales.) La tragédie antique articulait un espace qui devait être grand et large, parce que le corps isolé ne s'exposait de façon frappante que dans un tel espace. La lumière qui atteint ce corps est métaphore de la souffrance que les dieux envoient et qui frappe sans grâce possible le héros tragique. Ce n'est pas le duel des personnages antagonistes qui produit le théâtre, issu de l'Agon. La "collision dramatique" (Hegel) définit bien plus le système du drame. Le théâtre est scène et situation. Le spectateur est là pour témoigner de la souffrance. Grüber infléchit en retour la courbe vers cette dimension essentielle de la scène, où l'instant de la parole est tout, et non la linéarité temporelle de l'action; la scène, non le drame, l'exposition de la douleur, non l'intercession d'une souffrance métaphysique.Les acteurs tremblent sous les coups invisibles, dans un filet qu'ils ont tissé eux-mêmes et dans lequel ils sont tombés inévitablement. C'est de cela qu'ils portent encore témoignage, avant de se taire. Telle est la figure fondamentale du théâtre qui prit naissance dans l'antiquité: dans le discours et par le choeur, exposition et commentaire d'une situation fatale, qui n'est pas modifiée, à proprement parler, par l'insurrection dramatique, mais constatée par des voix. Voix et espace forment la figure du chant. Le drame moderne au contraire correspond à un monde de la discussion. Le dialogue tragique, lui, n'était pas discussion, mais affrontement (Agon) dans lequel les discours des adversaires ne se touchent jamais.Dans le théâtre de Grüber (où ailleurs ?), se fait entendre à nouveau cette voix littéralement sans fin, chant antique et murmure beckettien, une parole qui, malgré les affrontements verbaux, se situe au-delà de la discussion. Par l'expérience d'une impuissance sans remède, cette parole renonce à la dynamique trompeuse et à la pseudo-vitesse du drame, pour réconcilier dans une mélancolie post-dramatique Eschyle et Beckett, Kleist et Labiche. Les visions du "en vain" chez Grüber, ne prennent pourtant pas racine dans une "philosophie", mais dans une empathie vigoureuse, une perception hautement sensuelle du corps et de sa souffrance. Cela confère à son théâtre l'effroi, profond parce que concret, rappelant encore que dans l'antiquité il n'était pas question de mort abstraite, mais de douleur sensible (froid, lamentations, solitude, vieillesse, faiblesse, souffrance corporelle).Grüber n'était (et n'est) pas l'enfant chéri de la plupart des critiques allemands en vue. Ses travaux étaient-ils complexes et s'écartaient-ils de la norme, le metteur en scène passait alors pour ésotérique; étaient-ils hyperboliquement fidèles au texte, un malentendu les taxait alors de conventionnalisme. Pourtant un respect, qui parait inévitable pour ces moments de théâtre brille fréquemment jusque dans les comptes-rendus les plus perplexes. Et pour quelques gens de théâtre, il y a d'abord Grüber - et puis des metteurs en scène. Ce singulier mélange de stupeur et d'admiration tient sans doute à ce que, indépendamment de la réussite de l'une ou l'autre mise en scène, quelque chose, chez Grüber, transparaît de l'essence secrète du théâtre.S'agissant des mises en scène de Grüber, je ne me souviens jamais de la soi-disant interprétation originale de la fable, toujours du moment précieux et perdu à jamais où un homme, un corps, placé dans un espace menaçant, accède à la parole. C'est cela, et non la narration (laquelle ressortit à l'épopée) qui donna naissance au théâtre antique. Comment le théâtre peut-il retrouver le moment de paix monacale, le sens du vide spatial dans lequel une voix s'abandonne à l'écoute, un corps à la visibilité ? Peut-être par le rattachement - fût-il, incidemment, tout à fait inconscient - au théâtre européen le plus ancien, celui de l'antiquité grecque.Le langage de l'époque bourgeoise remplaça celui de la tragédie antique. Je me souviens de la conclusion des magnifiques Bacchantes, lorsque l'espace scénique pareil à un hôpital se rétrécissait à la dimension intime du questionnement de soi bourgeois. Là le théâtre fut un lieu de la plus profonde et exacte réflexion sur le processus qui conduisit de l'espace-temps antique à la tragédie moderne. L'espace antique, qui paraît agoraphobe, l'espace bourgeois, qui paraît claustrophobe - Grüber les montrait tous deux, dans un processus où s'entrecroisaient les moments, pareillement précaires, de l'extase et du salut.L'antiquité, on l'a souligné avec pertinence, fut l'époque de l'agora; les temps modernes, celle de l'édifice, du foyer. Développe-t-on l'image plus avant, et nous voici parvenus à l'époque postmoderne de la route, du voyage, du cheminement. A cette époque du voyage, le théâtre ne peut plus privilégier l'économie domestique du conflit dramatique, il doit créer un espace et un temps d'une disponibilité nouvelle, dans lesquels, peut-être, dehors et dedans, immobilité et mouvement cesseraient d'être contradictoires. Là trouveraient place, intensité de la perception, silence et "sérénité", affirmation du théâtre comme lieu où se manifeste l'événement de la parole. Mais quelle pratique théâtrale peut-on aujourd'hui alléguer à propos de cette "utopie", quels moments citer ? Les instants magiques et le vaste temps de Wilson, le travail théâtral à peine connu de "Angelus Novus"; Einar Schleef ou Jean Fabre, fascinants et problématiques; les rêves, terminés aujourd'hui, de Tadeusz Kantor et les scènes gracieuses de Peter Brook, peu d'autres. Dans ces hauteurs où peu de choses peuvent subsister, brille pourtant, astre noir mais radieux, le théâtre de Grüber. Théâtre universel - sage dans la lenteur, serein, économique en ses moyens. La singulière Bérénice, Les Bacchantes, Faust, Empedode. Grüber créa pour nous un espace de référence "classique", où peuvent respirer librement le théâtre et la pensée.Du livre de Theodor Lessing sur Nietzsche, je tire ce passage: "Les espaces contemplatifs du passé, églises et monastères, ne sont plus praticables pour le philosophe moderne. La vita contemplativa moderne s'est irrévocablement détachée de la vita religiosa. Les églises et monastères sont les pétrifications d'un esprit autre qui s'impose avec force à celui qui chemine en leur sein. Ce qui manque dès lors, c'est l'espace contemplatif du futur, dont Nietzsche définit les caractéristiques: "Il sera besoin un jour, un jour probablement prochain, de prendre connaissance de ce qui manque surtout à nos grandes villes: des lieux vastes et tranquilles, étendus, pour y réfléchir, des lieux avec de longues et hautes promenades couvertes pour les temps mauvais ou trop ensoleillés, des lieux où ne fait irruption aucun bruit de voitures ni de hérauts... Des édifices et installations qui expriment comme un tout la noblesse de l'acte de réfléchir et de marcher à l'écart.""C'est précisément le théâtre qui devrait aspirer à un tel lieu, lieu de la parole, de la voix, avec la durée nécessaire pour la découverte d'expériences profondément enfouies. Que de telles espérances existent encore, aussi fragiles soient-elles, nous le devons, et non au dernier rang, à l'encouragement livré par les moments de théâtre, rares, précieux, que Klaus Michael Grüber crée.Traduit de l'allemand par Jean Bernard Torrent, en collaboration avec Hélène Varopoulou(I) Effet V, Verfremdungseffekt, effet de distanciation brechtienne - [N.d.T.].

Source : "Klaus Michael Grüber... Il faut que le théâtre passe à travers les larmes"Portrait proposé par Georges Banu et Mark BlezingerEd. du Regard - Académie Expérimentale des ThéâtreFestival d'automne à Paris, 1993, pp.201-205© Ed. du Regard - Académie Expérimentale des Théâtre - Festival d'automne à Paris

Ecrire sous contraintes

La contrainte est définie comme une "obligation librement choisie."
Il ne s'agit donc pas d'une gêne, pas d'une restriction non consentie, pas d'un empêchement. Ce qu'il faut souligner, c'est que la contrainte libère l'imagination.

Un sens émerge

Les consignes et les contraintes sont des règles, du jeu dit-on souvent, et, sur l'innocence du jeu, on se trompe. Tant que j'ai ignoré leur existence, je me suis perdue en flâneries, j'ai suivi des égarés, erré entre la crasse et le faux pittoresque, voulu me composer une langue à moi, alors que je ne maîtrisais aucun des procédés anciens. Si j'ai acquis une langue et un ton, c'est en cultivant la contrainte.
Il y a des centaines de contraintes : des contraintes graphiques, des contraintes portant sur la lettre (comme le lipogramme), des contraintes syntaxiques, sémantiques, phonétiques, etc. Bref, il y a des milliers de procédés, d'exercices de style, de constructions préétablies (le sonnet, la terrible règle des 3 unités dans la tragédie…), qui sont repris ou détournés, ou (ré)inventés, notamment par l'Oulipo.Une contrainte est une règle d'écriture qui entraîne une règle de lecture.
Quand les poètes se soumettaient aux règles du mètre et de la rime, les lecteurs de poésie lisaient en se soumettant aux mêmes règles. Le pacte est signé entre l'auteur et le lecteur. Aujourd'hui, la contrainte est définie comme une "obligation librement choisie." Il ne s'agit donc pas d'une gêne, pas d'une restriction non consentie, pas d'un empêchement. Et en effet, ce qu'il faut souligner, c'est que la contrainte libère l'imagination.
Paul Valéry confiait que, devant trop souvent écrire des choses dont il n'avait nulle envie, et l'esprit inerte devant elles, il s'imposait les lettres initiales des phrases successives à faire comme pour un acrostiche.L'utilisation de la contrainte recentre l'écriture sur le travail d'artisanat du texte.
L'écrivain redevient enfin un ouvrier conscient de ses gestes, de ses ruses et de ses esquives. On remplace, pour la bonne cause, le carcan psychanalytique par un carcan formel ! C'est l'un ou l'autre, l'écriture automatique de Breton ou le lipogramme en E de Perec ! D'habitude, on part d'une idée pour aller au mot. Avec l'écriture sous contrainte, c'est l'inverse. Ce sont les mots qui vous sont fournis (par exemple les mots sans E), qui sont filtrés et limités dès le départ. Et c'est à vous de les combiner de telle sorte qu'un sens émerge quand même.
Voilà ce qui permet d'explorer de nouveaux modes d'expression, voilà comment on se découvre parfois des ressources insoupçonnées. On peut d'ores et déjà en conclure que la contrainte n'est qu'un handicap "apparent" et que l'une des forces d'un texte contraint, c'est de braquer l'oeil du lecteur sur l'écrit lui-même, non pas sur l'histoire, et d'établir une connivence avec le lecteur qui se demande ou qui a compris comment c'est fait, comment c'est fabriqué, comment c'est construit, ourdi, tressé. Une chose est claire avec la contrainte : si elle est libératrice et créatrice, c'est qu'elle permet de sortir de sa routine personnelle. En se forçant à appliquer un certain nombre de règles, on peut écrire quelque chose qu'on n'aurait jamais eu l'idée d'écrire, jamais pu écrire sans cela.
Bon ou mauvais, on ne l'aurait pas écrit. En gros, la contrainte permet de sortir de soi, s'obliger à trouver des idées, changer le mode d'exploitation de ses idées. On a toujours le choix de dire oui ou non à ce qu'on a trouvé sous contrainte.
Ce n'est pas un carcan, ce n'est pas préjudiciable à la liberté de création. Je peux dire ensuite si ça me plaît ou non.

La machine-littérature

Quant à savoir s'il faut montrer la contrainte, s'il faut l'expliquer, chacun est libre. Le seul vrai problème est sans doute de trouver une contrainte qui soit une forme heureuse pour son texte, qui contienne ce qu'on a à dire, qui le révèle sans l'écraser, et surtout qui ne soit pas d'apparence compliquée et rebutante pour le lecteur. Il ne s'agit pas, ici, de la forme pour la forme, d'inutiles raffinements de construction, mais de trouver la forme qui produira un effet, qui répondra à la nécessité intérieure de l'auteur et sera conforme au mouvement de son esprit.
La contrainte ne sert pas à briller, à faire preuve d'une virtuosité technique. Le texte contraint ne doit pas être une prouesse, mais une nécessité.Pour illustrer mon propos, La Disparition de Georges Perec. Il manque une lettre, la lettre E, et le personnage principal Anton Voyl cherche quelque chose tout au long du livre. C'est un parcours initiatique. Perec, ce nom, ne contient que la voyelle E. Perec perd ses parents, son père à la guerre, en 1939, sa mère en déportation en 1942. Il devient mutique.
Adolescent, il fait une psychanalyse avec Françoise Dolto. Adulte, il ne peut qu'être écrivain, puisqu'il ne trouve pas ses mots, il ne peut qu'être heureux de rencontrer la contrainte par laquelle il va pouvoir se dire et se prononcer. Ce roman sans E est bien un roman pour eux, et qui dit leur disparition à eux, ses parents. On comprendra l'émotion de Perec lorsqu'à la sortie de La Disparition un critique, qui écrit un article superbe, n'a pas décelé l'absence du E, ce qui signifie qu'il célèbre le roman, l'effet du roman, et non pas la prouesse technique.L'écrivain n'est pas un simple opérateur effacé des opérations scripturales, même dans les contraintes les plus dures.
Il n'y a qu'à regarder de près nos brouillons pour constater qu'on ne répète en somme, pour écrire, que quatre opérations : l'ajout, la suppression, la permutation et le déplacement.Je me suis rendu compte qu'avec la contrainte, j'étais tellement préoccupée par la forme de ma phrase, par le genre du mot que j'allais utiliser, que cela se relâchait derrière, du côté de l'inconscient, je mettais vraiment tout en moi au service de la résolution du problème primaire que représentait le respect de la contrainte.
Alors je m'apparaissais vraiment à moi-même. La contrainte permet de prendre des pistes qu'on n'aurait jamais foulées : on réinvente des mots perdus, on conçoit des rapprochements étonnants, on renverse les clichés. Et plus on se préoccupe de problèmes de structure, plus on s'acharne à son échafaudage, plus on élargit ses frontières. Et les territoires qu'on conquiert, on ose les arpenter parce qu'on regardait ailleurs au moment de franchir nos ponts branlants, au moment de croiser nos propres monstres !
On a raison de dire qu'on n'est pas spontané quand on essaie de l'être, à cause de ces montagnes de clichés dont nous sommes pétris. Notre culture, la façon de parler de notre région, nos lectures, notre âge, tout nous contraint, alors autant en être conscient et se choisir soi-même ses règles d'obéissance.
Aux brillantes cathédrales, j'ai toujours préféré les architectures imaginaires dont je suis docilement le plan pour construire, en moi-même, mon ordre propre.L'essentiel dans l'oeuvre n'est donc pas d'exhiber la technique ou d'exalter la contrainte mais bien de les mettre toutes deux au service de ce mystérieux en nous qui peut toucher et émouvoir, et je cite Le Corbusier, pour conclure : " On met en oeuvre de la pierre, du bois, du ciment ; on en fait des maisons, des palais, c'est de la construction.
Mais tout à coup vous me prenez au coeur, vous me faites du bien, je suis heureux, je dis : c'est beau.
Voilà l'architecture." Pour la littérature, remplacez les mots.

Espèces d'espaces
de Georges Perec (éditions Galilée, Paris, 1974).

La table des matières donne peut-être déjà une idée des directions dans lesquelles tenter quelques séances :

Le lit.
La chambre
L'appartement
L'immeuble
La rue
Le quartier
La ville
La campagne
Le pays
Europe
Le monde
L'espace.

Quelques thèmes

Dans le train (compartiments, présence silencieuse des passagers, et les regards vers le dehors aux multiples points de fuite).
Cendrars et le Transsibérien. Claude Simon également.

Vies imaginées (fenêtres d'immeubles, ou fenêtres allumées la nuit, vues de la rue).
Illusions consenties (voir la fin du film Smoke où le personnage fait semblant, un jour de Noël, d'être le fils d'une vieille dame qui l'accueille et joue le jeu, sachant pertinemment qu'il n'est pas son fils disparu).
Les promenades (Robert Walser, Jean-Jacques Rousseau,…)

Pour les citadins : la ville du dessus / du dessous : enseignes de grandes firmes et néons, par opposition aux "tags" et graffiti qui cherchent à toujours aller plus haut.

Le départ (quitter une ville, quelqu'un. Les différentes "voix" possibles à ce moment là)
Le voyage (quelles vies sont reliées par les lignes à haute tension qu'on aperçoit du train ?)

Murs, barrières et leur franchissement.

L'absence (de l'être qu’on aime, de l'aimé(e) idéal(e), de soi aux autres...)
Les passants
Les lieux abandonnés, les lieux-zones
Le boniment : quel boniment aurait la force de "rompre la glace" des mêmes passagers du train, du bus, du métro, au même moment ?
Les supermarchés et tout ce qu'y s'y passe, dit, voir, en dehors de la parole commerciale ; les lieux où l'on se croise (
ce peut être l'école où l'on se trouve,…)

L'argent et ce qu'il n'achète pas. "Vous me devez...."



La description

Laurent Jenny, © 2004Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

Introduction
Brève histoire de la description
De l'ekphrasis à la description réaliste
Le refus moderne de la description
Description et narration
Délimitation de la description
Le conflit entre narration et description
Suspens ou progression du récit
Successivité et instantanéité
La temporalisation de la description
La motivation de la description
La structure de la description
Description, caractérisation, sélection
Organisation sémantique de la description
Organisation spatiale de la description
Fonctions de la description
Fonction ornementale
Fonction expressive
Fonction symbolique
Fonction narrative
Conclusion
Bibliographie

Introduction

Nous allons aujourd'hui nous intéresser à la description et plus particulièrement à la place qu'elle tient dans l'économie générale du récit, ce qui constituera un complément aux questions narratologiques que nous avons abordées dans les séances précédentes. Cependant, ce n'est pas dire que la description soit spécifique au genre narratif. Elle le déborde largement, ainsi que le montre son histoire.

I. Brève histoire de la description

I.1. De l'ekphrasis à la description réaliste

La description a été codifiée dès la rhétorique ancienne sous le nom grec d'ekphrasis (qu'on pourrait traduire comme morceau discursif détaché). À l'origine, elle relève surtout du discours d'apparat (genre épidictique) qui appelle la description élogieuse de personnes, de lieux ou de moments privilégiés. Et nous pouvons nous faire une idée de ce qu'elle a été si nous songeons à des pratiques rhétoriques encore vivantes aujourd'hui comme l'éloge funèbre, les discours d'inauguration ou les messages d'amitiés diplomatiquement échangés lors de visites de chefs d'état.
On la trouve également en poésie. Dans les poèmes homériques, elle s'attache à représenter des objets précieux: roues de char sculptées, boucliers ouvragés, ornements d'ivoire. La description a alors pour objet de rivaliser de richesse avec l'objet représenté. Pour le poète, elle est aussi l'occasion de montrer son savoir faire: connaissance des modèles, variété du lexique et maîtrise des figures. La description a alors une ambition moins réaliste qu'ornementale.

La description au sens moderne, c'est-à-dire réaliste, du terme est née en dehors de la littérature. Depuis l'antiquité, un certain nombre de discours techniques ou scientifiques ont recours à elle: c'est par exemple la géographie, particulièrement dans son usage militaire (décrire des paysages cela peut aussi servir à faire la guerre); c'est aussi l'architecture (la description a pour fonction de commenter des plans), la zoologie ou la botanique (il s'agit cette fois d'observer pour classer); n'oublions pas enfin le discours judiciaire (il est important de décrire les circonstances d'un délit ou de faire un portrait du caractère d'un inculpé). À la Renaissance, on appelle aussi description un ouvrage décrivant des villes à l'usage des touristes, des curieux ou des hommes d'affaires (c'est un peu l'ancêtre de nos Guides verts). L'essor de la description apparaît donc étroitement lié à l'expansion des sciences et des techniques.
Au cours du XVIIIe siècle, des formes de plus en plus réalistes de la description se sont progressivement imposées dans les genres littéraires. Et on peut dire que la description littéraire a connu son âge d'or dans le roman réaliste de Flaubert à Zola. Objet d'un travail littéraire intense, elle est devenue le lieu même de la valeur de l'écriture littéraire.

I.2. Le refus moderne de la description

Mais, ce qui est remarquable, c'est qu'elle n'a jamais pu s'imposer sans susciter de grandes réticences, réticences qui se manifestent dès le XVIIe siècle et jusqu'à nos jours. Stendhal dit abhorrer la description matérielle. Paul Valéry voit dans la description une denrée qui se vend au kilo et André Breton, en 1929, s'indigne dans le Manifeste du surréalisme:
Et les descriptions! Rien n'est comparable au néant de celles-ci; ce n'est que superpositions d'images de catalogue, l'auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l'occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire tomber d'accord avec lui sur des lieux communs!
La description est donc suspecte de nuire à la littérature. Que lui reproche-t-on exactement? d'abord d'être anti-poétique, à cause des lexiques trop techniques qui n'aident pas le lecteur à se représenter les objets désignés. On l'accuse aussi d'être arbitraire dans ses dimensions: effectivement, une description n'a aucune raison de s'arrêter, elle est toujours virtuellement interminable. Enfin, on la considère comme étrangère à la structure organique des oeuvres littéraires puisqu'elle s'en détache facilement pour former des morceaux choisis ou fragments d'anthologie (si ce n'est des dictées…).

II. Description et narration

Ces critiques ouvrent un ensemble de questions. À quoi servent les descriptions? Peut-on les sauter comme font les lecteurs pressés? Sont-elles intégrées ou non aux récits dans lesquels elles apparaissent et, si oui, comment? Peut-on concevoir de raconter sans décrire?

II.1. Délimitation de la description

Pour y voir plus clair, il nous faut passer par une délimitation de la description. Apparemment la définition de la description est simple. Un récit se compose deux types représentations: des représentations d'actions et d'événements d'une part, et d'autre part des représentations d'objets, de lieux, de personnages. Ce sont ces dernières que nous appelons des descriptions.
Cette distinction semble très claire. Mais, dans la pratique, elle est un peu plus difficile à cerner. En effet, nous voyons clairement où commence une représentation d'action: dès qu'apparaît un verbe d'action qui s'applique à un agent animé. Mais il est peut-être moins évident de définir où commence une description. Réfléchissons sur un exemple inspiré de Frontières du récit de Gérard Genette.


Soient ces deux énoncés:
La maison était blanche avec un toit d'ardoise et des volets verts
L'homme s'approcha de la table et prit un couteau.

Le premier énoncé est clairement descriptif. Il ne comporte aucune représentation d'action; en revanche, il évoque plusieurs objets (maison, toit, volets) et les qualifie par des adjectifs. Il ne fait pas de doute que le second est narratif puisqu'il comporte deux verbes d'action qui s'appliquent à un sujet animé, mais est-il purement narratif? À y regarder de plus près, il comporte la désignation de trois substantifs (homme, table, couteau) qu'on peut déjà considérer comme des amorces de description d'une scène. La simple nomination d'être animés ou inanimés a une valeur descriptive, et d'autant plus que terme est plus spécifique: cabriolet est plus descriptif que voiture. De même pour les verbes d'action: saisir est plus descriptif que prendre.

Donc, on peut imaginer une description pure, où il ne se passerait absolument rien, mais on peut difficilement concevoir une narration pure, où absolument rien ne serait décrit. De ce point de vue, la description semble bien avoir une position dominante dans le discours littéraire. Cependant, dans la réalité des oeuvres littéraires, c'est l'inverse: on ne rencontre quasiment pas de pures descriptions, elles apparaissent presque toujours dans la dépendance d'un récit.

II.2. Le conflit entre narration et description

Or cette interdépendance entre narration et description n'a rien d'harmonieux. Elle donne plutôt lieu à des conflits.

II.2.1. Suspens ou progression du récit

La narration, en s'attachant aux actions et aux événements fait avancer l'action, elle met en oeuvre l'aspect temporel du récit. Mais la description a un caractère relativement intemporel. Elle s'attarde sur des objets ou sur des êtres qu'elle fige à un moment du temps. Pour planter le décor de l'action ou présenter les personnages, le récit interrompt donc le cours des événements. Cela a des conséquences sur la vitesse du récit. La description constitue une pause, un temps morts dans le déroulement narratif. Si elle se prolonge, elle menace la progression dramatique du récit.

II.2.2. Successivité et instantanéité

Il y a, en outre, une dissymétrie fondamentale entre narration et description en tant que formes d'imitation.
La narration est une forme successive du discours qui renvoie à une succession temporelle d'événements. Il y a donc isomorphisme entre la forme temporelle des signes (le texte) et la forme temporelle du référent (l'histoire).

Mais la description est une forme successive du discours qui renvoie à une simultanéité d'objets. Au XVIIIe siècle, le philosophe allemand G.E. Lessing a fait de cette distinction entre le medium simultané de la peinture et le medium successif de la poésie le principe d'opposition entre ces deux formes d'imitation. Il réagissait à une tradition qui depuis l'Antiquité (le ut pictura poesis d'Horace) avait assimilé les deux arts. Est-ce à dire que la description n'a pas à sa place en littérature, pas plus que la narration en peinture?

II.2.3. La temporalisation de la description

Un paysage se voit d'un coup mais se décrit progressivement, d'où un inévitable risque d'artifice. Par quoi commencer lorsqu'on décrit? Comme justifier tel ordre de la description plutôt que tel autre? Inévitablement, la description temporalise l'instantané. Nous allons voir que c'est à la fois une difficulté et une chance de la description.

Prenons pour exemple la fameuse description du gâteau de mariage d'Emma dans Madame Bovary:
"À la base, d'abord c'était un carré de carton bleu figurant un temple avec des portiques, colonnades et statuettes de stuc, tout autour, dans des niches constellées d'étoiles en papier doré; puis, se tenait au second étage un donjon en gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, raisins secs, quartiers d'orange; et enfin, sur la plate-forme supérieure qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en écales de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par des boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet. "

Le gâteau de mariage, objet simultané, même s'il est composé d'une diversité de parties, nous est donc décrit dans une successivité de parties. On a quelques raisons d'être surpris par la présence d'indications temporelles (d'abord, puis, enfin). À quelle temporalité peuvent-elles bien renvoyer? Certainement pas au temps de l'objet, qui est inanimé. Une hypothèse est que ces indications renvoient au temps de l'énonciation: nous devons les interpréter comme un commentaire de l'énonciateur sur l'ordre de son discours (d'abord je vous parle du carré de carton bleu, puis du donjon et enfin de la plate-forme). Si c'est bien le cas, la description signalerait sa propre temporalité discursive. Ce serait aussi une façon de donner l'impression qu'on n'a pas suspendu la temporalité narrative, même si, en réalité, on l'a fait, en glissant du temps de l'action représentée au temps du discours successif.

L'intégration de la description dans le récit s'opère donc à travers un ensemble de procédés destinés à éviter que les passages descriptifs ne soient ressentis comme des pannes laborieuses, des arrêts du temps de l'action. On parle alors de motivation de la description.

II.2.4. La motivation de la description

Le plus courant de ces procédés consiste à motiver la description, c'est-à-dire à introduire dans le récit une situation qui la justifie. Pour cela, il est nécessaire que le narrateur délègue la responsabilité de la description à un personnage. Il s'agit de faire en sorte que l'action conduise le personnage à observer un objet, à le décrire pour autrui ou à s'en servir. Ce procédé est particulièrement fréquent dans la littérature réaliste, notamment chez Zola.

Prenons le début de Au bonheur des dames. On a là un exemple net de la façon dont la narration construit une situation de regard. Le narrateur raconte l'arrivée à Paris de Denise et de ses deux frères, jeunes orphelins qui n'ont jusque là jamais quitté leur province. À peine débarqués, ils cherchent la boutique de leur oncle Baudu.

Sur le chemin, ils tombent stupéfaits devant la vitrine d'un grand magasin, Le Bonheur des dames:
"Denise était venue à pied de la gare Saint-lazare, où un train de Cherbourg l'avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d'un wagon de troisième classe. Elle tenait la main de Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s'arrêta net de surprise. ― Oh! dit-elle, regarde un peu, Jean. Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres. "

Nous avons ici affaire à d'excellents médiateurs du regard descriptif. Denise et ses frères dévorent des yeux ce spectacle nouveau. Le narrateur y insiste longuement:
"Denise demeurait absorbée devant l'étalage de la porte centrale… Même Pépé, qui ne lâchait pas les mains de sa soeur, ouvrait des yeux énormes… "

Lorsque la description semble devenir trop longue, la narration, comme pour s'excuser, précise que le petit Jean commence à s'ennuyer. Mais après quelques menues actions, c'est le regard de Denise qui est capté par une nouvelle vitrine et autorise une relance de la description.
Denise fut reprise par une vitrine où étaient exposées des confections pour dames. Et jamais elle n'avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelles de Bruges, d'un prix considérable, etc…

La description passe donc ici par le point de vue subjectif d'un personnage, qui la justifie. C'est pourquoi Zola, dans son texte, multiplie les personnages disponibles au regard: badauds, oisifs, promeneurs insouciants. Et de même, il aménage des scènes d'attente à des rendez-vous, d'oisiveté forcée due à la maladie ou à d'autres causes. Ses personnages sont attirés par les fenêtres ou les baies vitrées propices au regard

Un autre procédé de motivation est l'introduction de scènes pédagogiques où un personnage explique à un autre l'usage d'un objet, d'une machine ou d'une activité. D'où la prolifération de personnages de néophytes, d'apprentis ou d'ignorants, confrontés à des spécialistes, des professionnels ou des techniciens. Dans une variante de ce type de motivation, les personnages agissent sur l'objet à décrire: on les saisit en pleine activité, qu'ils soient cheminots, imprimeurs ou chefs de rayon dans un grand magasin.

La motivation est donc un cadre thématique qui a pour fonction d'atténuer le contraste entre description et narration, en intégrant l'une dans l'autre. La description devient l'action d'un ou de plusieurs personnages. La description se trouve donc insérée dans la temporalité du récit. Cela lui confère une plus grande efficacité narrative et un effet de naturel qui profite au réalisme.

III. La structure de la description

Nous venons de voir comment le récit réaliste surmontait l'intemporalité de la description. Mais il reste le problème de son arbitraire. Une description peut aussi bien tenir en un adjectif (la maison blanche de Genette) qu'en une centaine de page. Une description ne comporte pas de limites a priori, d'où un risque de vertige du descriptif, qu'on a parfois reproché à Flaubert, particulièrement dans Salammbô. La description doit trouver des moyens de se limiter et de se structurer.

III.1. Description, caractérisation, sélection

Contrairement aux ambitions parfois affichées par un réalisme naïf, la description ne saurait ni être exhaustive, ni être objective. Décrire n'est pas copier le réel (ce qui serait une tâche infinie pour le plus microscopique ou le plus simple des objets). Décrire, c'est interpréter le réel, en y sélectionnant des traits caractéristiques. Ainsi les naturalistes du XVIIIe siècle, comme Buffon ou Linné, ont cherché à limiter leur description des plantes à quatre catégories de traits descriptifs: la quantité des éléments, leur forme, leur distribution dans l'espace, leur grandeur relative.

Donc, si on étudie les organes sexuels d'une plante, il suffira de dénombrer étamines et pistil, de définir leur forme, de dire comment ils sont répartis dans la fleur (en cercle, en hexagone ou en triangle par exemple) et quelle est leur taille par rapport aux autres organes (racines, tiges, feuilles, fleurs, fruits). Ce principe de sélection est déjà une organisation du réel. Car il va conduire à faire des rapprochements entre les êtres naturels sur la base de ces critères, il va induire des regroupements et des classifications. Si on retenait d'autres caractères des plantes (par exemple leur couleur ou leur parfum) il est évident qu'on les classifierait tout autrement et qu'on ferait une autre botanique. Décrire, c'est classer. Classer, c'est connaître selon un certain point de vue, toujours particulier.

Retenons-en que toute description est nécessairement sélective, limitative, mais c'est par cette limitation qu'elle est significative. Décrire, c'est orienter le regard sur des aspects du réel que l'on considère comme pertinents pour comprendre ce réel. On peut donc dire que toute description a une valeur heuristique (une valeur de découverte). Cela paraît évident dans le cas de la description scientifique, mais cela ne l'est pas moins dans celui de la description littéraire.

III.2. Organisation sémantique de la description

La description en littérature se présente comme description d'un objet précis (décor, paysage, personnage) annoncé par un thème-titre: ce sera, par exemple, un paysage vu d'une fenêtre, la maison du père Goriot, les Halles au petit matin, etc. Ce thème-titre déclenche l'apparition de sous-thèmes qui sont en rapport d'inclusion avec lui comme les parties d'un tout. Si le thème-titre est un jardin, il suscitera l'apparition de sous-thèmes tels que fleurs, allées, arbres, horizon.

Chaque sous-thème reçoit une qualification ou un prédicat qui le précisent. La cohérence de la description est donc d'abord sémantique. C'est à ce prix qu'elle produit un effet d'homogénéité et de naturel.

Si nous nous reportons à la description du gâteau de noces d'Emma, ce fonctionnement apparaît clairement. Le donjon est en gâteau de Savoie, les fortifications en angélique, la prairie verte, les bateaux en écales de noisettes, l'escarpolette en chocolat.
Toutes ces qualifications compensent la banalité de la nomenclature ou au contraire sa spécificité trop technique. Ainsi on dira des fleurs qu'elles sont irisées pour les particulariser, mais on présentera un hauban – terme en lui-même techniquement trop précis – à travers une image plus familière en le comparant à un nerf d'acier.

III.3. Organisation spatiale de la description

L'organisation de la description n'est pas seulement logique et sémantique. Elle est aussi modelée sur des référents, c'est-à-dire spatialisée. La pièce montée de Madame Bovary est décrite selon une progression régulière de bas en haut. On peut interpréter cet ordre comme un reflet de la fabrication réelle du gâteau, de son montage. On peut aussi y voir le mouvement d'un regard parcourant l'objet de bas en haut. Toujours est-il que, ce principe ascensionnel une fois adopté, la description parvient à un effet d'achèvement lorsqu'on arrive au sommet.

Les formes d'organisation spatiale de la description n'ont rien d'objectif. Elles reflètent des styles de construction de l'espace propres à des modèles picturaux. Dans la description de paysage la plus classique, on définit des directions puis on hiérarchise pour chaque direction une suite de plans, classés du plus proche au plus lointain. Mais, à la fin du XIXe siècle, cette organisation spatiale se trouve contestée en littérature comme elle l'est en peinture.

Analysons par exemple cette description de paysage nocturne dans le roman À rebours (1884) de J.K. Huysmans:
"Par sa fenêtre, une nuit, il avait contemplé le silencieux paysage qui se développe en descendant, jusqu'au pied d'un coteau sur le sommet duquel se dressent les batteries du bois de Verrières.
Dans l'obscurité, à gauche, à droite, des masses confuses s'étageaient, dominées, au loin, par d'autres batteries et d'autres forts dont les hauts talus semblaient, au clair de la lune, gouachés avec de l'argent, sur un ciel sombre.
Rétrécie par l'ombre tombée des collines, la plaine paraissait, à son milieu, poudrée de farine d'amidon et ensuite de blanc de col-cream; dans l'air tiède, éventant les herbes décolorées et distillant de bas parfums d'épices, les arbres frottés de craie par la lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurs troncs dont les arbres barraient de raies noires le sol en plâtre sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclats d'assiettes. "

Au premier abord le paysage semble structuré du proche au lointain, du premier au dernier plan. Mais, de façon significative, Huysmans choisit de faire une description nocturne où les plans se brouillent, où les masses deviennent confuses et les repères spatiaux incertains. Il tend à aplatir les profondeurs (les hauts talus sont ainsi gouachés sur un ciel sombre) et il se montre plus attentif à des effets de couleur qu'à une construction de perspective. La description s'achève sur un détail (le scintillement des caillasses) qui paraît disproportionné par rapport à l'ensemble et ne donne pas un effet de clôture.

On a souvent parlé d' impressionnisme à propos du style descriptif de Huysmans. Effectivement, il participe d'une nouvelle spatialité où les effets de surface l'emportent sur l'architecture de la profondeur, où l'importance du détail vient contester la hiérarchie de l'espace.

IV. Fonctions de la description

IV.1. Fonction ornementale
Nous l'avons vu, c'est la fonction la plus ancienne de la description. Son archétype est la célèbre description du bouclier d'Achille, au chant XVIII de L'Iliade. Elle apparaît comme une récréation dans le récit et manifeste la virtuosité rhétorique du poète, qui rivalise avec d'autres arts (dans ce cas l'orfèvrerie et la sculpture). Même si cette fonction est battue en brèche par l' effort réaliste, elle ne disparaît jamais complètement.

Les grandes fresques de Zola qui décrivent les Halles dans Le Ventre de Paris sont à la fois des documents et des tours de force stylistiques (décrire sans lasser le lecteur, déployer une richesse taxinomique tout en conférant un dynamisme à la description). La description moderne ne renonce pas à toute valeur ornementale, comme le montre sa constante référence à la peinture.

IV.2. Fonction expressive

Une autre fonction de la description apparaît à la fin du XVIIIe siècle avec l'avènement du romantisme. La description ne vaut plus seulement pour elle-même, en tant qu'imitation d'un décor ou d'un paysage. Elle établit une relation entre l'extérieur et l'intérieur, la nature et les sentiments de celui qui la contemple. En décrivant la nature on cherche à exprimer un paysage psychique.

Un passage des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau nous en donne une excellente illustration:
"Depuis quelques jours on avait achevé la vendange; les promeneurs de la ville s'étaient déjà retirés; les paysans quittaient les champs jusqu'aux travaux d'hiver. La campagne encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offrait partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il résultait de son aspect un mélange d'impression douce et triste trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je n'en fisse pas l'application. Je me voyais en déclin d'une vie innocente et infortunée, l'âme encore pleine de sentiments vivaces et l'esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé, je sentais venir le froid des premières glaces…"


On voit clairement ici comment la description se dédouble, chaque aspect de la nature devenant métaphore du sentiment intérieur: la douceur triste de la lumière, la flétrissure des fleurs, le froid hivernal constituent les images d'un paysage moral et affectif. La description de la nature prend un tour psychologique.

Dans le texte de Rousseau, c'est l'auteur lui-même qui opère cette traduction psychologique des caractères du paysage. Mais plus tard, et particulièrement au XIXe siècle, la description gardera cette fonction sur un mode beaucoup plus implicite. Un paysage sera l'indice d'une tonalité affective, sans que l'énonciateur ait nécessairement besoin de le souligner ou de le préciser.

IV.3. Fonction symbolique

Plus généralement, on peut parler d'une fonction symbolique de la description chaque fois qu'elle est utilisée comme signe d'autre chose que ce qu'elle décrit. Ainsi, chez Balzac, la physionomie, l'habillement, l'ameublement et tout l'environnement des personnages révèle leur psychologie et la justifie. Au fondement de cette relation, il y a une théorie implicite du milieu: les êtres sociaux, comme les êtres vivants, sont en adéquation avec le milieu où ils vivent et par conséquent sont interprétables à partir de lui. On sait comment, dans Le Père Goriot, Balzac fait de la pension Vauquer le symbole de ses occupants.

Cette fonction symbolique prend parfois une valeur annonciatrice (ou encore proleptique). La description n'est plus alors seulement symbole de significations immédiates, elle préfigure ce qui va advenir du personnage ou de l'action dans la suite du récit. Dans À Rebours de Huysmans, Des Esseintes, le personnage principal se fait livrer des fleurs rares qui sont longuement décrites: beaucoup ont l'allure fantastique et répugnante de chancres syphilitiques. Peu après, Des Esseintes fait un cauchemar au cours duquel il voit apparaître le spectre de la Grande vérole. Et la déchéance physique de Des Esseintes à la fin du roman, atteint d'une maladie nerveuse nous est ainsi discrètement expliquée. La description proleptique résout donc à sa façon le conflit entre description et narration: au lieu de contrarier le récit, elle le programme.

IV.4. Fonction narrative de la description

La caractérisation de dernière fonction paraît être une contradiction dans les termes puisque nous avons constamment opposé narration et description. Mais elle renvoie à une économie narrative nouvelle où les places respectives de la narration et de la description se trouvent inversées: ce n'est plus la narration qui domine et sert de cadre à des description, c'est la description qui envahit l'espace narratif et nous suggère un récit.
On a assisté à un tel renversement dans certains textes de l'école du Nouveau roman, dans les années 1960. Ainsi, chez Alain Robbe-Grillet, c'est le plus souvent à travers des objets inertes ou des descriptions purement extérieures de personnage que nous est évoqué un récit qui se construit comme une succession d'indices narratifs et d'hypothèses (par exemple dans Les gommes ou La Jalousie). La description se refuse alors à assumer une fonction réaliste. Elle ne cesse de créer et de détruire la réalité à laquelle elle renvoie, en variant, se surchargeant, se contredisant.

Il ne faut pas y voir un aboutissement de l'histoire du roman mais la réalisation de son versant descriptif le plus extrême, aux antipodes du récit actionnel (dont on n'a vu qu'il ne pouvait exister à l'état pur). Cependant, il n'y a sans doute pas non plus de descriptif pur. Lorsque la description prend de l'ampleur, elle tend presque inévitablement à se narrativiser.

Conclusion

Au terme de ce parcours, je pense que l'utilité des descriptions vous apparaît beaucoup plus clairement. Bien loin de se réduire à des morceaux détachables purement décoratifs, les descriptions sont des lieux textuels saturés de sens. Sauter les descriptions, comme le font parfois les lecteurs pressés, c'est prendre le risque de manquer une très grande part de l'information narrative.

Bibliographie
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Genette, Gérard (1969). Frontières du récit in Figures II. Paris: Points/Seuil.
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Hamon, Philippe (1993). Du descriptif. Paris: Hachette.
Ricardou, Jean (1971). Pour une théorie du Nouveau roman. Paris: Seuil.
Ricardou, Jean (1978). Nouveaux problèmes du roman. Paris: Seuil.
Robbe-Grillet, Alain (1963). Temps et description dans le récit d'aujourd'hui in Pour un nouveau roman. Paris: Minuit.
Zola, Emile (1880). De la description in Le roman expérimental. Paris: GF.
Edition: Ambroise Barras, 2004