vendredi, juillet 18, 2008

L'oeuvre dans l'oeuvre et l'image mouvement



Film dans le film
Le film dans le film est une variante de l'oeuvre dans l'oeuvre ou de la mise en abîme qui désigne la présence d'une œuvre dans une autre de même nature. Provenant du blason, ce motif se retrouve dans la peinture, la littérature et le théâtre. L'impromptu de Versailles, comédie en un acte et en prose où Molière se mettait lui-même en scène avec sa troupe au cours de la répétition d'une pièce devant être jouée devant le roi ou la pièce de théatre jouée dans Hamlet en sont sans doute les deux exemples théatraux les plus connus.
L'impromptu de Versailles pourait être le précurseur du concept de métafilm, celui qui prend pour objet le cinéma en représentant les agents de la production, procure une connaissance d'ordre documentaire ou vraisemblable et élabore un discours critique sur le cinéma. La pièce dansla pièce dans Hamlet est plutôt de l'ordre du dévoilement, elle dévoile la vérité de sa situation à qui la regarde.

A - La mise en abîme : pour quoi faire ?
En prenant appui sur l'excellent numero de CinemAction, Le cinéma au miroir du cinéma nous distinguerons, sept grandes façons d'utiliser la mise en abîme :

1 - L' art poétique (AP) : le film doit avoir comme protagoniste le cinéaste du film dans le film et faire de celui-ci le représentant, l'alter-ego, du cinéaste du film filmant et avoir comme sujet affiché ou caché l'art poétique du cinéaste, concept qui recouvre aussi bien une métaphysique théorique (Je fais des films parce que je crois que...) qu'une empirique pratique (Je fais des films en recourant à tel ou tel mode opératoire).

Huit et demi (Federico Fellini, 1963), Tout est à vendre (Andrzej Wajda), Prenez garde à la sainte putain (Rainer Werner Fassbinder, 1970), La nuit américaine (François Truffaut, 1972), Alexandrie... pourquoi ? (Youssef Chahine, 1978), Stardust Memories (Woody Allen, 1978), Passion (Jean-Luc Godard, 1981), Sogni d'oro (Nanni Moretti, 1981), L'état des choses (Wim Wenders, 1981), La mémoire (Youssef Chahine, 1982), Identification d'une femme (Michelangelo Antonioni, 1982), Elle a passé tant d'heure sous les sunlights (Philippe Garrel, 1984), Intervista (Federico Fellini, 1987), Snake eyes (Abel Ferrara, 1993), Au travers des oliviers (Abbas Kiarostami, 1994), En présence d'un clown (Ingmar Bergman, 1997), Sauvage innocence (Philippe Garrel, 2001), Sex is comedy (Catherine Breillat, 2002).

2 - Autobiographie filmée (AF) : très proche de la catégorie ci-dessus. On ne retiendra toutefois dans les autobiographies que celles où lecinéaste se met en scène en tant que cinéaste filmant. On excluera ainsi même L'Allemagne en automne pour ne garder que Le filmeur (Alain Cavalier, 2004)

3 - Le meta-films (MF) : concept qui prend pour objet le cinéma en représentant les agents de la production, procure une connaissance d'ordre documentaire ou vraisemblable et élabore un discours critique sur le cinéma. Hollywood a su créer nombre de métafilms, offrant une réflexion en tant que monde social avec ses lois, ses règles, ses habitudes. A Hollywood, la primauté du producteur puis des acteurs conduit logiquement à dévaluer la figure du metteur en scène au profit d'une conception comme art collectif. Les métafilms hollywoodiens ont ainsi comme protagoniste :

un acteur, une star, individu en devenir de star puis star déchue. What price Hollywood ?

(George Cukor, 1932) Une étoile est née de William Wellman. c'est également le cas des films italiens : Bellissima (Federico Fellini, 1951), La dame sans camélia (Michelangelo Antonioni, 1953).

un producteur : Jonathan Shields dans Les ensorcelés (Vincente Minnelli, 1953)
des scénaristes : les voyages de Sullivan de Preston Sturges, La fête à Henriette de Julien Duvivier

Un cinéaste : difficile de voir dans Le Cameraman (Buster Keaton, 1924) Le mépris (Jean-Luc Godard, 1963), Quinze jours ailleurs (Vincente Minnelli, 1962) et Le demon des femmes (Robert Aldrich, 1968) ce que nous appellerons plus loin des films comme art poétique. Le Cameraman ne filme pas de la fiction mais des bandes d'actualit et c'est un singe (!) qui tourne la manivelle dans un film qui servira surtout au cameraman à retrouver l'amour de sa bien-aimée. Le sujet du Mépris n'est pas le cinéma de Fritz Lang et Godard ne se considère certainement pas comme l'assistant réalisateur, qu'il interprète dans le film en hommage à Fritz lang. Le film n'est pas plus centré sur le scénariste ou le producteur.

Ce n'est que dans Passion (1981) que Godard réalisera son film artpoétique.

Dans Quinze jours ailleurs, le héros Jack Andrus est un acteur discrédité à la suite d'une dépression nerveuse et engagé au départ pour un travail de doublage va remplacer le cinéaste pendant la dernière semaine du tournage mais l'idée du remplacement est contraire à la conception auteuriste.

Quant au cinéaste diégéitique, Maurice Kruger il est montré comme un has been, acariâtre, paranoïaque, incapable de réaliser une œuvre de qualité. Ces films, s'ils ne peuvent être considérés comme des films art-poétique sont, en revanche des métafilms de tout premier plan. Irma Vep bien met en scène deux cinéastes mais aucun d'eux n'est le représentant d'Olivier Assayas.

4- La biographie filmée (BF) : Ed Wood, Moi Peter Sellers

5 - Dévoilement pour l'acteur (DA) : Dans Le Bonheur (1934) Marce L'Herbier nous présente un

spectateur assassin manqué qui prend conscience, en assistant au tournage du film qui raconte son histoire que, s'il raté son assassinat c'est qu'il était amoureux de l'actrice.
Les citations de films sont d'abord employés par Almodovar soit comme hyperbole d'un instant privilégié (ce que ressent le personnage a déjà été ressenti de façon magnifiée par celui du film cité) soit comme métaphore dramatique (ce qui arrive aux personnages du film cité est arrivé, arrive ou va arriver à celui du film d'Almodovar).

Ainsi en est-il de l'héroïne de Attache moi qui voit son appartement profané par Ricki (affiche, juste avant, de L'invasion des profanateurs de sépulture) puis qui, avant qu'elle ne se décide à l'aimer verra à la télévision que sa vie était jusqu'à présent celle d'une morte vivante (générique de La nuit des morts vivants). La métaphore peut également avoir un effet prédictif. Ainsi dans Matador, lorsque Diego et Maria Cardenal entrent dans le cinéma pour voir le duel au soleil doublement mortel, ils pressentent leur fin. C'est en voyant un premier extrait du Rôdeur à la télévision que Ramon dans Kika comprend comment son beau-père a maquillé en suicide le meurtre de sa mère. C'est enfin, le titre du film All about Eve qui renforce chez Esteban, écrivain en puissance, l'envie d'écrire un roman où il raconterait Tout sur s(m)a mère.

L'hyperbole d'un sentiment ou d'une situation est plus accentuée au début de Matador, lorsque Diego se masturbe douloureusement devant la télévision qui passe des extraits de films d'horreur, Six femmes pour l'assassin de Mario Bava et La lune sanglante de Jesus Franco. Cette recherche du plaisir dans la souffrance et la mort restera une constante du film.

L'évocation de Johnny Guitare dans Femmes au bord de la crise de nerf au détour d'une séance de doublage, métiers des deux personnages principaux, est l'occasion d'entendre un texte amoureux romanesque qui bouleverse l'héroïne.

Trois correspondances entre deux situations, l'une triviale dans la réalité l'autre qui sert à la magnifier puisée dans le cinéma sont utilisées dans La fleur de mon secret. La garçonnière est évoquée par Amanda (2) lorsque, avec Angel, elle traverse le pool de journalistes de El Païs. Puis lorsque Angel fait sa déclaration d'amour à Amanda, il lui rappelle la réponse de Bogart à la question d'Ingrid Bergman dans Casablanca. Celle-ci demandait à son ancien amant s'il se souvenait du jour où il l'avait quitté. Bogart avait répondu qu'il ne pensait qu'à elle, en robe bleue, au milieu des uniformes gris en ce jour où les Allemands entraient dans Paris. Comme lui, Angel ne pouvait oublier la première apparition d'Amanda dans son bureau en robe bleue. La troisième référence est de nouveau initiée par Amanda qui, dans l'appartement de Angel avec feu de cheminée et canapé confortable, se voit rejouant Riches et célèbres où les deux héroïnes finissent par oublier leur solitude en trinquant un vers de champagne à la main un soir de réveillon.

Même fonction hyperbolique pour les trois affiches de Assurance sur la mort , La bête humaine et Thérèse Raquin dans La mauvaise éducation ou dans Volver avec la citation de Bellissima.
Projection et affiches dans La mauvaise éducation
Dans Vivre sa vie, Nana regarde La passion de Jeanne d'Arc de Dreyer. Elle est filmée à la façon du cinéma muet : gros plans, contrastes d'éclairage et surexposition.

6 - Palimpseste de film (PF) : Pedro Almodovar a élaboré une confrontation de son oeuvre avec le cinéma qui commence comme on l'a vu precedemment par un simple décalquage (correspondance trait à trait de la signification, présence repérable du modèle et pratique rapide et sans conséquence) pour aboutir au palimpseste (œuvre écrite sur une autre plus ancienne que l'on a grattée pour la faire disparaître mais dont il reste des traces infimes).
Trois caractéristiques marque ce travail sur le palimpseste : le goût de la performance dans la mise en scène de la citation ; la fin d'une correspondance trait pour trait entre les significations dramatiques ou de similitude de sentiments au profit d'une confrontation avec l'émotion profonde produite par l'œuvre de référence. La troisième caractéristique est l'enfouissement de la citation, d'autant moins explicite qu'elle travaille la mise en scène. (voir : Almodovar cinéphile).


7 - Le fonctionnement du cinéma (FC) : Tout grand film interroge le cinéma et certains de manière assez évidente (Le voyeur ou Fenêtre sur cour). Nous nous limiterons ici à ceux qui le font en utilisant la mise en abîme : Les carabiniers (Jean-Luc Godard, 1963), La rose pourpre du Caire (Woody Allen, 1985).

Dans Les carabiniers, un des personnages va pour la première fois de sa vie au cinéma. Il y voit des films des frères lumière (L'arrivée du train en gare de La Ciotat ; le déjeuner de bébé) mais surtout un film fictif Le bain de la femme du monde. Naïvement pour en voir le plus possible, il tente de monter dans la baignoire et se retrouve ahuri, devant l'écran, le rideau tombé, le film alors projeté sur lui

Dans, La rose pourpre du Caire, un personnage sort de l'écran pour entraîner avec lui une spectatrice

Dans chacun de ces sept cas, le spectacle et la représentation peuvent être une condensation de l'expérience qui explose et rejaillit sur la vie (La nuit américaine). L'expérience artistique peut aussi contribuer à la perte et au désastre (Sunset boulevard, Fédora, Sauvage innocence).

B - La mise en abîme : comment faire ?

Le procédé du film dans le film peut donner lieu à différentes modalités

1- Insérer une fiction filmée sous forme de tournage d'un film prééxistant : Et la vie continue filmé dans au travers des oliviers. Les films du réalisateur dans Ed Wood, le King Kong de 1932 dans celui de 2005.

2- Insérer une fiction filmé sous forme de tournage d'un film réalisé expressement à cette fin. Une étoile est née, La comtesse aux pieds nus, La nuit américaine (1972), L'état des choses impossibilité de finir un tournage, Mulholland drive

3- Insérer une fiction filmée sous forme de projection d'un film prééxistant. Dans La marie du port (Marcel carné 1939) plusieurs scènes se déroulent dans un cinéma avec des extraits de L'idiot de Georges Lampin et Tabou de Murnau car le directeur s'estime idiot d'être amoureux et rêve de pays lointains. Sunset Boulevard. Dans Vivre sa vie, Nana regarde Jeanne d'Arc de Dreyer. Elle est filmée à la façon du cinéma muet : gros plans, contrastes d'éclairage et surexposition.

4- Insérer une fiction filmée sous forme de projection d'un fim réalisé expressement à cette fin
Coeurs et perles dans Sherlock junior de Buster keaton
La rose pourpre du Caire : un personnage sort de l'écran pour entraîner avec lui une spectatrice
Les carabiniers
Le secret de Veronika Voss
Parle avec elle (insertion de l'homme retrécit)

5- Citation de plan
Irma Vep Vampires serial de Louis Feuillade, hommage, parodie, suite et remake, rapproche film d'auteur et cinéma commercial
Persona dans Parle avec elle, opening night dans Tout sur ma mère

6-Film dans le film comme preuve
Fury film dans le film représente les acteurs du lynchage. Dans Paris-Texas, le film super-huit qui évoque les jours heureux.
Bibliographie : CinemAction n°124, Le cinéma au miroir du cinéma, 2007.
Voir aussi : biographie de peintre, théâtre et cinéma et adaptation littéraire.
65 films sur le cinéma :


Ça rend heureux
Joaquim Lafosse
Belgique
2007
AF
réalisat
Inland Empire
David Lynch
U.S.A.
2006
MF
actrice
Takeshi's
Takeshi Kitano
Japon
2005
AP
réalisat
Le filmeur
Alain Cavalier
France
2004
AP
réalisat
Sex is comedy
Catherine Breillat
France
2002
AP
réalisat
Hollywood ending
Woody Allen
U.S.A.
2002
AP
réalisat
Mulholland drive
David Lynch
U.S.A.
2001
MF
actrice
Sauvage innocence
Philippe Garrel
France
2001
AP
réalisat
H/Story
Nobuhiro Suwa
Japon
2001
AP
réalisat
Parle avec elle
Pedro Almodovar
Espagne
1999
PF
Bergman
Tout sur ma mère
Pedro Almodovar
Espagne
1999
PF
Cassav.
Aprile
Nanni Moretti
Italie
1998
AP
réalisat
En présence d'un clown
Ingmar Bergman
Suède
1997
AP
réalisat
Irma Vep
Olivier Assayas
France
1996
MF
réa. act.
L'armée des douze singes
Terry Gilliam
G. - B.
1995
PF
Hitchc.
Au travers des oliviers
Abbas Kiarostami
Iran
1994
AP
réalisat
Snake Eyes
Abel Ferrara
U.S.A.
1993
AP
réalisat
Kika
Pedro Almodovar
Espagne
1993
RA
Ramon
The player
Robert Altman
U.S.A.
1992
MF
detect.
Barton Fink
Joël Cohen
U.S.A.
1991
MF
scénar.
Alexandrie encore et toujours
Youssef Chahine
Egypte
1990
AP
réalisat
Intervista
Federico Fellini
Italie
1987
AP
réalisat
Blue velvet
David Lynch
U.S.A.
1986
PF
Hitchc.
Matador
Pedro Almodovar
Espagne
1985
RA
Diego
La rose pourpre du Caire
Woody Allen
U. S. A.
1985
FC

Elle a passé tant d'heures...
Philippe Garrel
France
1984
AP
réalisat
Identification d'une femme
M. Antonioni
Italie
1982
AP
réalisat
La mémoire
Youssef Chahine
Egypte
1982
AP
réalisat
Le secret de Veronika Voss
R. W. Fassbinder
Allemagne
1981
MF
actrice
Sogni d'oro
Nanni Moretti
Italie
1981
AP
réalisat
Passion
Jean-Luc Godard
France
1981
AP
réalisat
L'état des choses
Wim Wenders
Allemagne
1981
AP
réalisat
Stardust Memories
Woody Allen
U. S. A.
1980
AP
réalisat
Nick's movie
Wim Wenders
Allemagne
1980
MF
réalisat
Fédora
Billy Wilder
U. S. A.
1978
MF
actrice
Alexandrie... pourquoi ?
Youssef Chahine
Egypte
1978
AP
réalisat
Le camion
Marguerite Duras
France
1977
AP
réalisat
Le dernier Nabab
Elia Kazan
U. S. A.
1976
MF
produc
La nuit américaine
François Truffaut
France
1973
AP
réalisat
Les producteurs
Mel Brooks
U.S.A.
1971
MF
product.
Prenez garde à la sainte putain
R. W. Fassbinder
Allemagne
1970
AP
réalisat
Tout est à vendre
Andrzej Wajda
Pologne
1969
AP
réalisat
Le demon des femmes
Robert Aldrich
U.S.A.
1968
MF
réalisat
La sorcière brûlée vive
Luchino Visconti
Italie
1966
MF
actrice
Le mépris
Jean-Luc Godard
France
1963
MF
ré,sc,pr
Les carabiniers
Jean-Luc Godard
France
1963
FC

Huit et demi
Federico Fellini
Italie
1963
AP
réalisat
Vivre sa vie
Jean-Luc Godard
France
1962
RA
Nana
Quinze jours ailleurs
Vincent Minnelli
U.S.A.
1962
MF
realisat
Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?
Robert Aldrich
U.S.A.
1962
MF
actrice
La comtesse aux pieds nus
Joseph Mankiewicz
U.S.A.
1954
MF
actrice
Une étoile est née
George Cukor
U.S.A.
1954
MF
acteur
La dame sans camélia
M. Antonioni
Italie
1953
MF
actrice
La fête à Henriette
Julien Duvivier
France
1952
MF
scénar
Chantons sous la pluie
Stanley Donen
U.S.A.
1952
MF
actrice
Les ensorcelés
Vincent Minnelli
U.S.A.
1952
MF
produc
Bellissima
Luchino Visconti
Italie
1951
MF
actrice
Sunset boulevard
Billy Wilder
U. S. A.
1950
MF
actrice
Le silence est d'or
René Clair
France
1947
MF
produc
Le schpountz
Marcel Pagnol
France
1937
MF
acteur
Une étoile est née
William Wellman
U.S.A.
1937
MF
actrice
Le bonheur
Marcel L'Herbier
France
1934
RA

What price hollywood ?
George Cukor
U.S.A.
1932
MF
actrice
Show people
King Vidor
U.S.A.
1928
MF
actrice
Le Cameraman
Buster Keaton
U.S.A.
1928
RA

Sherlock junior
Buster Keaton
U.S.A.
1924
MF
réalisat


L'image-mouvement
est la manière de faire participer le spectateur au temps du film en excitant ses fonctions sensori-motrices. Dans un film fait d'une immense image-mouvement, on peut trouver six types d'image (l'image-perception, l'image-action, l'image-affection, l'image-pulsion, l'image-reflexion et l'image-relation), chacune d'elles possédant plusieurs signes de reconnaissance.

En privilégiant, telle ou telle type de ces six images, on obtient trois grands types de cinéma : le cinéma réaliste avec ses trois types d'images-mouvements (perception, action, affection), le cinéma naturaliste avec l'image-pulsion et le cinéma moderne qui joue sur la rupture des liens sensori-moteurs pour proposer des images mentales dont Alfred Hitchcock est le précurseur. Celui-ci invente en effet l'image-relation et l'image-réflexion.

Dans le cinéma classique c'est ainsi l'image-mouvement qui prédomine. Celle-ci a pour objet de décrire les relations entre, d'une part, une action ou une situation et, d'autre part, une émotion, une pulsion ou une réaction. Dans le cinéma classique, le réalisateur s'efface devant ses personnages pour décrire de la façon la plus intense et la plus juste une émotion, une pulsion ou une action.

Le cinéaste moderne, comme le peintre moderne, privilégie l'art à la beauté. Il ne cherche pas tant à mettre en œuvre les moyens de décrire les mystères et la plénitude d'un être, en fait à imiter la nature humaine, qu'à exposer les moyens de la création. Comme Cézanne, il veut "rendre visible l'activité organisatrice du percevoir". Comme dans l'art moderne encore, le cinéma moderne requiert une intervention plus active du spectateur qui ne doit plus se contenter de reconnaître globalement l'image décrite mais s'intéresser au processus de création.

L'image mouvement


Après deux chapitres très théoriques consacrés à Bergson, au cadre et au montage, Gilles Deleuze commence par définir l'image-perception puis les cinq autres images-mouvement. Parallèlement, il définit une vingtaine de signes, véritables signes de reconnaissances qui renvoient à l'un des six types d'image.

La chose et la perception de la chose sont une seule et même chose mais rapportée à deux systèmes de référence distinctes. La chose, c'est l'image telle qu'elle est en soi, telle qu'elle se rapporte à toutes les autres images dont elle subit intégralement l'action et sur lesquelles elle réagit immédiatement.

Dans la perception ainsi définie, il n'y a jamais autre ou plus que dans la chose : au contraire il y a " moins ". Nous percevons la chose, moins ce qui ne nous intéresse pas en fonction de nos besoins. Par besoin ou intérêt il faut entendre les lignes et points que nous retenons de la chose en fonction de notre force réceptrice, et les actions que nous sélectionnons en fonction des réactions retardées dont nous sommes capables.

Ce qui est une manière de définir le premier moment matériel de la subjectivité : elle est soustractive, elle soustrait de la chose ce qui ne l'intéresse pas.
Dans le cinéma classique nous allons de la perception totale objective qui se confond avec la chose à une perception subjective qui se distingue par simple élimination ou soustraction. C'est cette perception subjective unicentrée qu'on appelle perception proprement dite. Et c'est le premier avatar de l'image-mouvement : quand on la rapporte à un centre d'indétermination, elle devient image-perception.
Lorsque l'univers des images-mouvement est rapporté à une de ces images spéciales qui forme un centre en lui, l'univers s'incurve et s'organise en l'entourant. On continue d'aller du monde au centre, mais le monde a pris une courbure, il est devenu périphérie, il forme un horizon. On est encore dans l'image-perception mais on entre dans l'image-action.

En effet la perception n'est qu'un côté de l'écart, dont l'action est l'autre côté.

Ce qu'on appelle action, à proprement parler, c'est la réaction retardée du centre d'indétermination. Or ce centre n'est capable d'agir en ce sens, c'est à dire d'organiser une réponse imprévue, que parce qu'il perçoit et a reçu l'excitation sur une face privilégiée, éliminant le reste.

Ce qui revient à rappeler que toute perception est d'abord sensori-motrice…

Si le monde s'incurve autour du centre perceptif, c'est donc déjà du point de vue de l'action dont la perception est inséparable. Par l'incurvation, les choses perçues me tendent leur face utilisable, en même temps que ma réaction retardée, devenue action, apprend à les utiliser…

C'est le même phénomène d'écart qui s'exprime en terme de temps dans mon action et en terme d'espace dans ma perception : plus la réaction cesse d'être immédiate et devient véritablement action possible, plus la perception devient distante et anticipatrice, et dégage l'action virtuelle des choses.

Tel est donc le deuxième avatar de l'image-mouvement : elle devient image-action. On passe insensiblement de la perception à l'action. L'opération considérée n'est plus l'élimination, la sélection ou le cadrage mais l'incurvation de l'univers, d'où résultent à la fois l'action virtuelle des choses sur nous et notre action possible sur les choses. C'est le second aspect matériel de la subjectivité.

Mais l'intervalle ne se définit pas seulement par la spécialisation de ces deux faces-limites, perceptive et active. Il y a l'entre-deux. L'affection, c'est ce qui occupe l'intervalle, ce qui l'occupe sans le remplir ni le combler. Elle surgit dans le centre d'indétermination, c'est à dire dans le sujet, entre une perception troublante à certains égards et une action hésitante. Elle est donc coïncidence du sujet et de l'objet, ou la façon dont le sujet se perçoit lui-même, ou plutôt s'éprouve et se ressent " du dedans ".

Dans le cinéma réaliste c'est le couple perception-action qui est privilégié. Il articule des milieux et des comportements, des milieux qui actualisent et des comportements qui incarnent. Le cinéma naturaliste ne fait qu'opposer deux milieux particuliers : le milieu des mondes dérivés et celui des mondes originaires. Une pulsion n'est pas un affect, parce qu'elle est une impression, au sens le plus fort, et non pas une expression.

Dicisigne, reume, engramme, icône, qualisigne, potisigne, fétiche, symptôme, synsigne, binôme, indice, empreinte, vecteur, figure, marque, démarque et symbole sont les dix-sept signes qui permettent de reconnaitre les six types d'images-mouvement :

Le dicisigne : signe de l'image-perception. Il renvoie à une perception de perception, et se présente ordinairement au cinéma quand la caméra " voit " un personnage qui voit ; il implique un cadre ferme, et constitue ainsi une sorte d'état solide de la perception.

Le reume : signe de l'image-perception. Il renvoie à une perception fluide ou liquide qui ne cesse de passer à travers le cadre.

L'engramme : signe de l'image-perception. Signe génétique de l'état gazeux de la perception, la perception moléculaire, que les deux autres supposent.

L'icône : signe de l'image-affection. Expression d'une qualité ou d'une puissance par un visage.

Il y a expression d'une qualité lorsque le visage pense à quelque chose, se fixe sur un objet. Il admire ou s'étonne. Il marque un minimum de mouvement pour un maximum d'unité réfléchissante et réfléchie En tant qu'il pense à quelque chose, le visage vaut surtout par son contour enveloppant. A quoi penses-tu ? Ce sont des traits de visagéification que l'on trouve majoritairement dans l'art classqiue, chez griffith ou keaton.

Il y a expression d'une puissance lorsque le visage est soumis au désir, inséparable de petites sollicitations ou d'impulsions qui composent une série intensive exprimée par le visage. Qu'est-ce qui te prend, qu'est-ce que tu as, qu'est-ce que tu sens ou tu ressens ? Ce sont des traits de visagéité que l'on retrouve majoritairement dans l'art baroque, chez Eisenstein ou Chaplin.

Le qualisigne : signe de l'image-affection. Présentation d'un visage exprimant une qualité dans un espace quelconque

Le potisigne : signe de l'image-affection. Présentation d'un visage exprimant une puissance dans un espace quelconque

Le fétiche : signe de l'image-pulsion. Représentation des morceaux arrachés au monde dérivé.


La pulsion est un acte qui arrache, déchire, désarticule : le fétiche est un gros plan objet. Le fétiche c'est l'objet de la pulsion, c'est à dire le morceau qui à la fois appartient au monde originaire et est arraché à l'objet réel du milieu dérivé. C'est toujours un objet partiel, quartier de viande, pièce crue, déchet, culotte de femme, chaussure. La chaussure comme fétiche sexuel donne lieu à une confrontation Stroheim-Bunuel particulièrement dans La veuve joyeuse de l'un et Le journal d'une femme de chambre de l'autre.

Le symptôme : signe de l'image-pulsion. Evoque la présence des mondes originaires dans le monde dérivé. Chez Stroheim le sommet de la montagne de Maris aveugles, la cabane de sorcière de Folies de femmes, le palais de Queen Kelly, le marais de l'épisode africain du même film, le désert à la fin des rapaces ; chez Bunuel, la jungle de studio dans La mort en ce jardin le salon de L'ange exterminateur la rocaille de L'âge d'or. Le dépôt d'ordures où le cadavre sera lancé, dans Folies de femmes et Los olvidados.

Le synsigne : signe de l'image-action. Ensemble de qualités et de puissances en tant qu'actualisées dans un état de choses, constituant dès lors un milieu réel autour d'un centre, une situation par rapport à un sujet formant une spirale. les indiens se découpant sur le fond du ciel dans un paysage de la monument valley chez Ford.

Le binôme : désigne tout duel, c'est à dire ce qui est proprement actif dans l'image action. Les feintes, les parades, les pièges sont des binômes exemplaires.

L'indice : signe de la petite forme de l'image-action (qui va d'une action, d'un comportement à une situation partiellement dévoilée). Action (ou un équivalent d'action, un geste simple) qui dévoile une situation qui n'était pas donnée. La situation est donc conclue de l'action par inférence ou par raisonnement relativement complexe. Selon les deux sens du mot ellipse, on distingue les indices de manque des indices d'équivocité.

Puisque la situation n'est pas donnée pour elle-même, l'indice est ici indice de manque, implique un trou dans le récit et correspond au premier sens du mot "ellipse".

Par exemple dans L'opinion publique, Chaplin insistait sur le trou d'une année que rien ne venait combler, mais que l'on concluait du nouveau comportement et de l'habillement de l'héroïne, devenue maîtresse d'un homme riche. L'indice est souvent d'autant plus fort qu'il enveloppe un raisonnement rapide ainsi lorsque la femme de chambre ouvre une commode, et le col d'un homme tombe accidentellement sur le sol, ce qui révèle la liaison d'Edna.

Chez Lubitsch on trouve constamment ces raisonnements rapides. Dans Sérénade à trois l'un des deux amants voit l'autre vêtu d'un smoking, a petit matin chez l'aimée commune : il conclut de cet indice (et le spectateur en même temps) que son ami a passé la nuit avec la jeune femme. L'indice consiste donc en ceci qu'un des personnages est "trop" habillé, trop bien habillé d'un costume de soirée, pour ne pas avoir été durant la nuit dans une situation très intime qui n'a pas été montrée.


C'est une image-raisonnement.Il y a un second type d'indice, plus complexe indice d'équivocité.

Dans L'opinion publique la scène du collier jeté et rattrapé fait que l'on se demande si Edna n'aime pas d'un amour compréhensif et profond son amant riche. C'est comme si une action, un comportement recelait une petite différence qui suffit pourtant à la renvoyer simultanément à deux situations tout à fait distantes et éloignées.

Dans To be or not to be, on se demande quand un spectateur quitte son siège dès que l'acteur commence son monologue c'est parce qu'il en a assez ou parce qu'il a rendez-vous avec la femme de l'acteur ? Une très petite différence dans le geste mais aussi l'énormité de la distance entre deux situations telles qu'une question de vie ou de mort.


La petite forme de l'image-action englobe , outre la comédie, le genre du film noir, Le grand sommeil, Le faucon maltais, L'invraisemblable vérité. Dans ce dernier film où le héros fabrique de faux indices qui l'accusent d'un crime mais les preuves de la fabrication ayant disparus il se trouve arrêté et condamné ; tout près d'obtenir sa grâce, lors d'une dernière visite à sa fiancée, il se coupe, laisse échapper un indice qui fait comprendre à celle-ci qu'il est coupable et qu'il a vraiment tué.

La fabrication de faux indices était une manière efficace d'effacer les vrais, mais aboutissent par une voie détournée à la même situation que les vrais. Aucun autre film ne livre une telle dans d'indices avec une telle mobilité et convertibilité des situations opposées.
Le vecteur : ligne brisée qui unit des points singuliers ou des moments remarquables au sommet de leur intensité. L'espace vectoreil se distingue de l'espace englobant. Par exemple les moments de folie destructrice dans les quatre parties de Intolérance.

L'empreinte : signe de l'image-action. Lien intérieur entre la situation et l'action.

La figure : signe de l'image-reflexion. Au lieu de renvoyer à son objet, le signe en réflechit un autre (image plastique) , ou bien réfléchit son propre objet mais en l'inversant (image inversée); ou bien réflechit directement son objet (image discursive).

La marque : signe de l'image-relation. Une image renvoie à une autre image dans une série coutumière telle que chacune peut être interprétée par les autres. Il est donc très important que ces images soient tout à fait ordinaires, pour que l'une d'elle puisse ensuite se détacher de la série : comme dit Hitchcock, Les oiseaux doivent être des oiseaux ordinaires.

La démarque : signe de l'image-relation. Lorsqu'une image saute hors de la trame de la série coutumière, surgit dans des conditions qui l'en extraient ou la mette en contradiction avec elle. Certaines démarques de Hitchcock sont célèbres, comme le moulin de Correspondant 17 dont les ailes tournent en sens inverse du vent, ou l'avion sulfateur de La mort aux trousses qui apparaît là où il n'y pas de champ à sulfater. De même le verre de lait que sa luminosité rend suspect dans Soupçons ou la clé qui ne s'adapte pas à la serrure dans Le crime était presque parfait.

Le symbole : signe de l'image-relation. Le symbole n'est pas une abstraction, mais un objet concret porteur de diverses relations, ou des variations d'une même relation, d'un personnage avec d'autres ou avec soi-même. Le bracelet est un tel symbole dès The ring comme les menottes dans Les trente neuf marches ou l'alliance de Fenêtre sur cour. Les démarques et les symboles peuvent converger particulièrement dans Les enchaînés ; la bouteille suscite une telle émotion chez les espions qu'elle saute par delà même la série habituelle vin-cave-dîner ; et la clé de la cave ; que l'héroïne tiens dans sa main serrée, porte l'ensemble des relations qu'elle entretient avec son mari à qui elle la volée, avec son amoureux à qui elle va la donner, avec sa mission qui consiste à découvrir ce qu'il y a dans la cave.

On voit qu'un même objet, une clé par exemple peut suivant les images où il est pris fonctionner comme un symbole (Les enchaînés) ou une démarque (Le crime était presque parfait). Dans Les oiseaux la première mouette qui frappe l'héroïne est une démarque puisqu'elle sort violemment de la série coutumière qui l'unit à son espèce, à l'homme et à la nature. Mais les milliers d'oiseaux, toutes espèces réunies, dans leurs préparatifs, dans leurs attaques, dans leurs trêves, sont un symbole : ce ne sont pas des abstractions ou des métaphores, ce sont de véritables oiseaux, littéralement, mais qui présentent l'image inversée des rapports de l'homme avec la nature, et l'image naturalisée des rapports des hommes entre eux. Les démarques sont des chocs de relations naturelles (série) et les symboles des nœuds de relations abstraites (ensemble).

L'image-temps

Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n'est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. C'est que le schème sensori-moteur ne s'exerce plus, mais n'est pas davantage dépassé, surmonté. Il est brisé du dedans. Des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l'errance ou à la balade. Ce sont de purs voyants, qui n'existent plus que dans l'intervalle de mouvement et n'ont même pas la consolation du sublime, qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l'esprit. Ils sont plutôt livrés à quelque chose d'intolérable qui est leur quotidienneté même. C'est là que se produit le renversement : le mouvement n'est plus seulement aberrant, mais l'aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. "Le temps sort de ses gonds" : il sort des gonds que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde. Ce n'est pas le temps qui dépend du mouvement, c'est le mouvement aberrant qui dépend du temps. Au rapport, situation sensori-motrice -> Image indirecte du temps, se substitue une relation non localisable, situation optique et sonore pure -> image directe du temps.
L'opsigne, le sonsigne, l'instat, le constat sont les signes de l'image-temps.

Retranscriptions

L'image-mouvement :
chapitre 2 : cadre et plan, cadrage et découpage. Voir : le cadre, le plan
chapitre 3 : montage
chapitre 4 : L'image-mouvement et ses trois variétés
chapitre 6 : L'image-affection. Voir : Le visage
chapitre 7 : L'image affection : qualités, puissances, espaces
Chapitre 8 : De l'affect à l'action : l'image-pulsion. Voir : naturalisme
chapitre 9 : L'image-action : la grande forme. Voir : John Ford
chapitre 10 : l'image action : la petite forme
chapitre 11 : transformation des formes : Eisenstein, Mizoguchi, Kurosawa
chapitre 12 : La crise de l'image-action. Voir : Alfred Hitchcock

L'image-temps :
Chapitre 1 : Au-delà de l'image-mouvement : voir Néoréalisme, Ozu
Chapitre 2 : Récapitulation des images et des signes
Chapitre 3 : Du souvenir au rêve. Voir : Joseph Mankiewicz.
Chapitre 4 : Les cristaux de temps. Voir : Jean Renoir
Chapitre 5 : Pointes de présent et nappes de passé. Voir : Citizen Kane
Chapitre 6 : Puissances du faux
Chapitre 7 : La pensée et le cinéma. Voir : Jean-Luc Godard
Chapitre 8 : Cinéma, corps et cerveau, pensée. Voir : Michelangelo Antonioni

L'image-mouvement et L'image-temps
Editions de Minuit (1 octobre 1983). Collection : Critique 297 pages. Dimensions 14 x 22 17,50 euros ou amazone.fr
Editions de Minuit (1 novembre 1985). Collection : Critique378 pages. Dimensions 14 x 2219,82 euros ou amazone.fr
Gilles Deleuze 1985