mardi, janvier 02, 2007

Le souvenir d'un réel enfoui

Ecrire, c’est comme un exercice de méditation tourné vers soi et l’infini du monde.

Cette méditation a pour lieux et positions la langue, la mémoire et le corps. Et quand il s’agit d’évoquer la mémoire, toute la mémoire, celle des neurones et du corps, on aurait envie de dire toutes les mémoires, tant nous savons que nous sommes à chaque fois uniques et communs, séparés et réunis (notre ADN ne fait aucune distinction culturelle ou autre), ramassés dans la matière et tendus vers le mystère.

La laïcité de l’écriture, telle que nous la concevons, appartient autant au monde du relegere (relier) qu’à l’univers des solitudes assemblées. Cette laïcité, cette forme de résistance à des relents de romantisme mou, cette façon de séparer l’écriture de la théologie du mystère de l’inspiration, nous devons en prendre acte de la façon la plus aiguë dans l’écriture du récit de vie tant cette catégorie de texte devient l’enjeu d’une confusion entretenue par nombre d’auteurs, d’éditeurs et d’animateurs d’ateliers d’écriture.

La confusion est de faire entendre et de laisser croire que ces textes sont particulièrement beaux parce que émouvants, profonds, sincères...Il y a évidemment aussi spectacle de cette sincérité qui se prend pour de la vérité... et inversement. Que ce soit l’écriture qui fasse ressurgir l’effet de réel, l’authenticité, doit encore et encore être soulignée contre l’idée commune qu’écrire avec ses tripes garantirait une quelconque incarnation magistrale si ce n’est majestueuse.

Il suffisait de découvrir sur les chaînes de service public (annoncées ici comme un relent d’une relative garantie de « refroidissement » du débat…) comment les (mêmes) auteurs de la rentrée peuvent marteler (je pense à Christine Angot récemment) des évidences, des truismes qu’un jeune bachelier découvre en lisant le moindre ouvrage de qualité. « Le livre est le seul lieu ou on peut dire ce qui ne peut être dit ailleurs, dans les relations sociales… », voilà en substance ce que Christine Angot vient de découvrir et nous assène avec une moue de donneuse de leçon. Car, voyez-vous Madame Angot, nous le savons depuis si longtemps que le livre est un lieu unique et rare. Et s’il est aussi peu fréquenté par certains, c’est peut-être parce que ce lieu est un endroit parfait pour se perdre quand on n’a pas le plan, ou la carte d’entrée. Et nombre de lecteurs ou de lecteurs « potentiels » (comme on parle de « non-public » pour le théâtre) n’ignorent rien de ce pouvoir mystérieux qui réside en ces lieux de papier. Peut-être qu’ils ne veulent pas se perdre, peut-être qu’ils ne veulent pas savoir autrement, peut-être qu’ils n’en veulent pas de ces révélations nombrilistes qui se prennent pour des 1789 de la littérature. Peut-être… Et probablement qu’ils ne sont pas plus bêtes, plus cons en somme que vous ou moi. Mais ils n’en veulent pas de ces objets-totems que nous cherchons comme un Graal…

En fait, ils ne se trompent peut-être pas, les cons, ils savent peut-être, devant les simagrées de la plupart des émissions littéraires (renvois d’ascenseur, sourires forcés, politesse anesthésiante, regards inspirés, soupirs expirés…et sujets évaporés) que ça ne se joue pas là cette sacrée foire d’empoigne dont les littérateurs parlent avec la suave mélancolie des chasseurs repentis, ils savent probablement que la chose peut se dire autrement, dans le secret des vies simples, dans l’ombre de l’oralité, loin des livres. Ce qu’ils savent aussi c’est que si les livres manquent, la vie reste possible, et tout aussi improbablement heureuse qu’au cœur de la Bibliothèque d’Alexandrie.

S’ils savent cela, c’est parce que leur besoin d’histoires est « impossible à rassasier » (pour citer en hommage ce livre apparemment si léger et frêle, mais terrible pour son auteur, ses lecteurs et le temps)[1] et que les histoires, ça passe parfois par les livres, parfois.

Il ne s’agit évidemment en rien, surtout ici, de diminuer la passion, l’amour et la nécessité des livres et de la lecture mais de tenter de dire que personne n’est dupe, le marché médiatique des opérateurs culturels du livre sont de plus en plus clairs, le livre, objet de savoir et de découverte, de plaisir et de désir devient, avant toute chose, un signe et un lieu de la distinction. Comme une frontière invisible qui permet de repérer le « goût des autres »…Mais ce repérage ne se fonde plus sur des signes culturels (savoir, savoir-faire, savoir-être…), des comportements, des attitudes de lecteurs mais sur des savoirs médiatiques, des scandales contrôlés, des médisances populistes, des haines à l’emporte-pièce. La distinction n’est plus esthétique ou politique, elle devient sémantique (le langage des uns appartient plus à la tendance ou au look de tel ou tel média). La langue ne rassemble plus, elle sépare, éloigne, expatrie…

La frontière permet de sortir du débat et non d’entrer dans le sujet…Suffit de décrypter le « non-discours » médiatique à propos du livre pour comprendre à quel point l’enjeu est le désir, le consumérisme culturel, l’augmentation des quotas, la hausse des statistiques de lecteurs…Comme si l’objet était de gagner des lecteurs…encore et toujours. Ah, que ne dirait-on pas de cet ogre démocratique qui se réclame du Moloch du Nombre et de la Quantité…
Cela m’évoque le raisonnement d’un instituteur français qui rappelait récemment que l’école de la République n’était en rien le lieu où les citoyens allaient pour apprendre à lire, à écrire et à compter mais le véhicule national pour fabrique les citoyens de la République qui doivent savoir lire, écrire et compter pour défendre la République. A nous de savoir ce qui nous tient lieu de République…

L’écriture, c’est le moi qui se prolonge de toutes les façons…Nous avons fait le pari de défendre le Je à l’inverse du Moi. Nous constatons la méconnaissance de plus en plus féroce de la moindre trace ou même existence de ce que nous appelons le Contrat social. Et dans ce grand écart entre le Moi et le Commun, il nous apparaît que le Je peut prendre une place active, engagée dans la relation de soi aux autres. Ce écritures de l’intime, si elles sont foison aujourd’hui (c’est encore à prouver, disons que l’éclairage est plus puissant qu’il y a peu et a revalidé ce champ de l’écriture et de la littérature) n’en demeurent pas moins problématiques. Qui écrit n’est pas nécessairement lisible. Et qui est lisible n’est pas nécessairement…éclairant. Mais l’exercice de l’écriture, nous le vérifions chaque jour lors de rencontres, d’ateliers, de séminaires,…augmente de toutes les façons la lecture critique du monde des signes, développe le champ de la mémoire, rétrécit le sentiment d’unicité, démultiplie les moments de conscience d’appartenance à un ensemble de valeurs. Et fortifie par là même le sentiment d’enracinement dans un temps, un espace, une culture.

Dans le champ des ateliers d’écriture (si vaste et si complexe qu’il ne peut être résumé ici) nous connaissons le terme « d’écrivant » que beaucoup pratiquent, mais pourquoi ce terme tout en action et comme voué à l’inaboutissement ou à l’impossibilité d’atteindre le passé qui est le statut de tout texte ? Car bien entendu, un écrivant, c’est quelqu’un qui est en train d’écrire, qui est en route vers l’écriture, qui ne peut achever, qui est prisonnier de cet apprentissage que les ateliers tentent plus ou moins bien de cerner dans des mailles méthodologiques, relationnelles, promotionnelles et financières.

Et quand le texte est achevé ? Que devient l’écrivant ? Un écrivain ? Non, bien sûr, le statut d’écrivain ne dépend pas de ses textes uniquement mais bien entendu de la fonction et du rôle qu’il se donne, qu’il leur donne…Un auteur alors ? Le mot n’engage à rien. Il est fonctionnel, statutaire même. Les Sociétés d’auteurs, le savent, qui rassemblent numériquement les auteurs sans distinction de qualité, pourvu qu’ils se soient nommés et inscrits dans la Société…

Ces femmes, ces hommes qui écrivent tentent de faire apparaître quelque chose qui resterait enfoui sans l’écriture, sans le ravivement des mots, sans le fabuleux travail d’une mémoire qui hésite en permanences entre la vérité, le souci de la vérité, la croyance en la vérité, l’illusion de la vérité et la déception de la vérité…

Celle, celui qui se met à vouloir arracher de la confusion de la mémoire des signes de réel, des morceaux d’expériences ravivées par l’écriture s’expose littéralement à dévier le cours de la croyance dans le réel.

L’auteur est alors dans cet entre-deux qui consiste à écrire au nom du réel ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une des versions possibles du réel.
Cet événement, cette aventure de l’esprit et des sentiments passe par l’émotion de la découverte, de la révélation de ce qui était sensible mais pas encore passé à la lumière de la reconnaissance.

C’est l’écriture qui pousse l’audace jusqu’à opérer un montage d’expériences, lentement endormies dans la mémoire, pour en faire une continuité, un récit, un récit de vie…
Et écrire un récit de vie suppose que l’on accepte, parfois, malgré tous les efforts du monde, de se passer de la vérité au nom de la reconstitution du réel.

Cette transaction n’est pas exceptionnelle, elle est la règle, elle permet la continuité de la reconstitution d’un monde qui n’a jamais existé que dans notre souci de le faire exister pour que nous nous en souvenions comme d’une expérience authentique et non rêvée.

Cette relation à la mémoire est évidemment subtile mais elle passe aussi par des lieux simples et évidents : fera sens ce qui a un sens (quel qu’il soit, encore faut-il le reconnaître), fera expérience ce qui a été nommé (c’est-à-dire reconnu et inscrit dans la mémoire, la conscience du récit intime des événements enchaînés dans l’expérience du corps, de l’espace et du temps).
Cette chaîne de témoignages (ces expériences rapportées par les autres et que nous prenons comme les nôtres), d’événements intimes, de confrontations à l’histoire des autres, de lien aux autres par l’écoute de ce qu’ils racontent d’eux-mêmes prend lentement place en nous comme étant la trace de notre récit, amalgamant des morceaux de vie d’origines diverses.

Ces morceaux de vie sont reliés par la parole du narrateur, construits par ce que nous appellerons l’esthétique des sentiments, projetés dans la grande oreille du monde par la lecture ou la publication (aussi modeste soit-elle).
Ce travail passe nécessairement par un acharnement à ouvrir les lieux communs dans lesquels nous sommes presque toujours enfermés. C’est la suite de ces opérations qui n’ont de valeur stricte que dans le sens du lien de soi à soi et de soi aux autres qui fait la matière première de l’écriture du récit de vie…

Ecrire, c’est poursuivre un souvenir qui n’existe que dans le sens où il annonce, masque parfois, une expérience plus secrète, plus flottante, plus indéterminée et qui remontera enfin à la surface grâce aux leurres qui le désignaient et qu’il s’agit alors déteindre pour mettre à jour ce qui dormait à l’ombre…

(paru dans la Revue Je n°2)
Juin 2006
[1] Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman, éditions Actes Sud, 1990