samedi, juillet 29, 2006

Le souvenir d'un réel enfoui

Ecrire, c’est comme un exercice de méditation tourné vers soi et l’infini du monde.
Mais cette méditation a pour lieux et positions la langue et la mémoire, toute la mémoire, on aurait envie de dire toutes les mémoires, tant nous savons que nous sommes à chaque fois uniques et communs, séparés et réunis (notre ADN ne fait aucune distinction culturelle ou autre), ramassés dans la matière et tendus vers le mystère.
La laïcité de l’écriture, telle que nous la concevons, appartient autant au monde du relegere (relier) qu’à l’univers des solitudes assemblées.
Ces femmes, ces hommes qui écrivent tentent de faire apparaître quelque chose qui resterait enfoui sans l’écriture, sans le ravivement des mots, sans le fabuleux travail d’une mémoire qui hésite en permanences entre la vérité, le souci de la vérité, la croyance en la vérité, l’illusion de la vérité et la déception de la vérité…
Celle, celui qui se met à vouloir arracher de la confusion de la mémoire des signes de réel, des morceaux d’expériences ravivées par l’écriture s’expose littéralement à dévier le cours de la croyance dans le réel.
L’auteur est alors dans cet entre-deux qui consiste à écrire au nom du réel ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une des versions possibles du réel.
Cet événement, cette aventure de l’esprit et des sentiments passe par l’émotion de la découverte, de la révélation de ce qui était sensible mais pas encore passé à la lumière de la reconnaissance.
C’est l’écriture qui pousse l’audace jusqu’à opérer un montage d’expériences, lentement endormies dans la mémoire, pour en faire une continuité, un récit, un récit de vie…
Et écrire un récit de vie suppose que l’on accepte, parfois, malgré tous les efforts du monde, de se passer de la vérité au nom de la reconstitution du réel.
Cette transaction n’est pas exceptionnelle, elle est la règle, elle permet la continuité de la reconstitution d’un monde qui n’a jamais existé que dans notre souci de le faire exister pour que nous nous en souvenions comme d’une expérience authentique et non rêvée.
Cette relation à la mémoire est évidemment subtile mais elle passe aussi par des lieux simples et évidents : fera sens ce qui a un sens (quel qu’il soit, encore faut-il le reconnaître), fera expérience ce qui a été nommé (c’est-à-dire reconnu et inscrit dans la mémoire, la conscience du récit intime des événements enchaînés dans l’expérience du corps, de l’espace et du temps). Cette chaîne de témoignages (ces expériences rapportées par les autres et que nous prenons comme les nôtres), d’événements intimes, de confrontations à l’histoire des autres, de lien aux autres par l’écoute de ce qu’ils racontent d’eux-mêmes prend lentement place en nous comme étant la trace de notre récit, amalgamant des morceaux de vie d’origines diverses.
Ces morceaux de vie sont reliés par la parole du narrateur, construits par ce que nous appellerons l’esthétique des sentiments, projetés dans la grande oreille du monde par la lecture ou la publication (aussi modeste soit-elle).
Ce travail passe nécessairement par un acharnement à ouvrir les lieux communs dans lesquels nous sommes presque toujours enfermés. C’est la suite de ces opérations qui n’ont de valeur stricte que dans le sens du lien de soi à soi et de soi aux autres qui fait la matière première de l’écriture du récit de vie…
Ecrire, c’est poursuivre un souvenir qui n’existe que dans le sens où il annonce, masque même, une expérience plus secrète, plus flottante, plus indéterminée et qui remontera enfin à la surface grâce aux leurres qui le désignaient et qu’il s’agit alors déteindre pour mettre à jour ce qui dormait à l’ombre…

Daniel Simon
Juin 2006



Ecrire un récit de voyage

(à suivre)

"On ne peut communiquer une expérience sans raconter une histoire"

Walter Benjamin

Ecrire un récit de voyage suppose de laisser émerger souvenirs, faits, dates, circonstances et d'accorder ces événements dans le sens d'une "histoire", la sienne en train de voyager, ou rapportant des traces de voyage.
On pourrait dire que le récit de voyage tente de rassembler "les" histoires du sujet observant le monde, ou encore le sujet observant le sujet en train de marcher, ou encore, le sujet dissout dans le paysage, ou encore le paysage disparaissant sous le regard des hommes qui l’habitent, ou encore…
En fait, le récit de voyage se saisit de la géographie pour lui faire rendre gorge et c’est l’histoire intime des gen,s qui en s’en dégage alors, des histoires de frontières, de cuisine, d’amours, de départs,.…
Ces histoires se profilent dans la matière du récit. Ce n'est pas la fiction qui est en jeu mais la tentative de ne pas faire de fiction…Le projet est évidemment impossible: toute écriture est une représentation, donc une fiction aussi minimale soit-elle.
Ecrire un récit de voyage, c'est donc accepter de raconter une voyage qui aura "infusé" dans la mémoire (de la sienne, de celle des autres) et d'en reconnaître les signes forts tout au long d'une chimie étrange qui s'appelle l'écriture…
Le Récit de voyage se situe dans un lieu au croisement de multiples chemins ou positions d'observation: la mémoire affective et collective, le souci de soi et de la reconnaissance de son identité, le désir de "révélér" (dans le sens photographique…) son expérience, son aventure humaine…
Ni légende, ni roman, ni poème épique, le Récit de voyage raconte entre soi et les autres cet écart où chacun tente de se reconnaître…

De l’horizontal et du vertical

Le récit de voyage est avant tout un récit, c’est-à-dire une histoire relatant une expérience et se développant dans un espace et un temps choisis par l’auteur. Ces temps et espaces vont varier tout le long des péripéties mais l’auteur veillera en permanence en ne pas perdre de vue le socle de sa narration. D’où parle-t-il ? De quel endroit du souvenir ? A quelle hauteur place-t-il son regard ? Surplomb, hauteur d’homme, contre-plongée, sont des hauteurs de regard et de mémoire qu’il convient de vérifier continuellement.
Le récit de voyage traverse de la géographie et fore de l’histoire dans cet espace horizontal. Il y a là un véritable croisement de mondes à laisser entendre au lecteur ? C’est de ce croisement que le récit de voyage s’empare : il se nourrit d’un paysage, d’un mouvement, d’une traversée, d’un balayage pour faire écho d’un tremblement de perception, pour laisser apparaître ce que la vue ressuscite, pour dresser un état des lieux d’une remémoration de quelque chose de vue et de déjà vu…
Le récit de voyage fait surgir de l’intime du grandiose, laisse apparaître le singulier dans la surface des choses, extrait l’instant de la cristallisation des lieux. Il fait entrevoir ce qui existe au-delà de nous et nous construit dans cette reconnaissance…
Le récit de voyage se joue des prospectus et des exploits repliés sur eux-mêmes. Il dénoue la géographie qui était enfermée dans les catalogues et les index, il instaure le temps de la découverte, à chaque fois…
Le récit de voyage aborde le paysage avec un regard synthétique (le voyageur découvre les lieux, les populations, les événements et les restitue dans leur contexte) et s’accordera le temps de voir ce qui faisait défaut ou accroc, ou bien encore ligne de partage dans l’image (il sera analytique)…


De la vitesse et du mouvement


Le style, c’est le changement de vitesses du récit. Il importe, dans le récit de voyage, de varier les vitesses d’écriture afin de rendre compte du mouvement interne au voyage.
Les temps du voyage peuvent signifier de la durée, de l’instant, une pause, une respiration,…Ces temps seront les charnières internes au récit, ils créeront les mouvements (chorégraphiques) entre les positions d’arrêt, de regard, de réflexion, de notation…
La ponctuation sera, évidemment, entièrement à notre service : le point virgule est à la phrase ce que la méditation est à l’action,…Mais cette ponctuation peut se limiter à un essentiel extrêmement concentré : encore une fois, il importe de traduire dans le texte le mouvement du voyage, ses étapes, ses haltes, ses décisions soudaines, ses pointes de regard et ses longs travellings mélancoliques.

Du micro et du macro

Le détail, le minuscule, l’infime, le fugace, le volatile même sont les traces du voyage, comme des « poussières de voyage ». (1)
Il y a de la transparence dans les lieux que l’on traverse, ils livrent du microscopique, comme des « rognures d’ongles » des legs de François Villon.
Ces instants, ces indices, ces coups d’œil sont au voyage, ce que le détail est au personnage : sa matière, ce qui le différencie, ce qui le tire hors de soi et le livre à notre entendement…
Le large, l’ample, le vaste, le panoramique sont des façons de rendre compte autant du paysage que de notre regard accueillant l’immensité.
L’environnement, pour autant qu’il soit perçu comme tel, doit environner le voyageur…Il s’agit de déployer les choses dans le récit de telle sorte que la matière de l’espace imprègne le récit. Les couleurs, les masses, les fissures, les lumières, les zon es désertes ou habitées sont des objets que lé récit doit nous faire apparaître comme du matériau neuf, de la pure découverte. Non pas des lieux, mais de ce qu’ils évoquent et éveillent en nous. Rien ne sert de s’extasier sur l’immensité de l’Amazone, nous le savons, même au fond de notre chambre ; mais qu’est-ce que cette immensité développe à nouveau au fond du voyageur, comment va-t-il faire résonner à nouveau l’Amazone dans sa dimension…monstrueuse ?
Enfin, les alternances d’infime, les saccades de presque rien, les suites de vastes étendues formeront la qualité du récit en écho avec la qualité du regard, c’est-à-dire à sa capacité à voir « la lumière entre les couleurs » comme le disaient les impressionnistes.

De la légèreté des détails


Le détail peut également détruire le récit de voyage, lui enlever tout son souffle, le conduire à la répétition obsessionnelle de l’anecdote…L’arbre qui cache la forêt peut également dissimuler la profondeur de ce que le lecteur entrevoit dans la forêt opaque mais nommée dans son opacité.
Le détail léger, bref, faisant raccord avec d’autres aplats peut soudain être une charnière qui ouvre l’étendue dans la profondeur ou provoquer l’arrêt…sur image…
Le détail, quand il dissimule la structure ou ne fait qu’ornementer s’approche plus de la notation kitsch que de la perception du fugace…

DS

(1) Benoit Peeters, Impressions Nouvelles.



Le Roman


" Le roman n'a plus de cadre, il a envahi et
dépossédé tous les autres genres. Comme la
science, il est maître du monde..."
(Emile Zola, Le Naturalisme au théâtre, 1881)


A l'origine, entre le Vème et le VIIIème siècle, le terme Roman désigne une langue parlée. C'est l'ensemble des dialectes résultant de l'évolution du latin argotique que les envahisseurs latins ont imposé sur le territoire de la Gaule.Vers le IXème siècle le roman commence à s'écrire. ( >-> §)Vers le XIème , Roman va désigner des œuvres en vers écrites en roman racontant des aventures par opposition à celles écrites en latin; l'expression "mettre en roman" apparaît vers 1150 pour désigner des récits adaptés des textes latins : elle décrit alors le choix d'une langue et une pratique, la traduction (ou translatio), qui est en général une adaptation plus ou moins éloignée. La langue vulgaire est d'abord utilisée pour des textes de nature hagiographique, mais très vite la fiction s'en empare. Le nouveau genre littéraire ainsi créé prend le nom de la langue qu'il utilise. Le sens usuel du terme "roman" demeure toutefois assez longtemps celui de "récit composé en français", même si Chrétien de Troyes substitue à l'expression "mettre en roman" celle de "faire un roman" qui met l'accent sur son activité créatrice.Cependant, aux XIIème et XIIIème siècles, on appelle aussi "romans" des textes qui n'en sont pas tout à fait (Roman de Brut, Roman de la Rose, Roman de Renart), tandis que l'on continue de trouver en concurrence, pour désigner le genre romanesque, le mot "conte", qui en ancien français a le sens général de récit.En tout état de cause, le XIIème siècle est celui de l'invention du genre romanesque en langue française. Il voit fleurir des romans d'une grande diversité thématique, mais qui tous sont des romans en vers.Comme la chanson de geste, les premiers romans français sont en vers. Le mètre et la structure utilisés sont toutefois plus souples : des couplets d'octosyllabes à rimes plates (aa, bb, cc, etc.) ont remplacé les décasyllabes organisés en laisses de la chanson de geste. Contrairement à la poésie lyrique et à la chanson de geste, le roman n'est pas destiné au chant mais à la lecture, même s'il s'agit encore le plus souvent d'une lecture à haute voix. Le roman revendique donc le statut de texte écrit.Les prologues des romans en vers insistent d'ailleurs sur le travail et le savoir-faire de l'écrivain, qui y est souvent nommé. Ils sont le lieu d'une réflexion sur l'écriture, sur son rapport à sa source. "Mettre en roman", c'est mettre en mémoire (en remembrance), consigner le passé par écrit afin qu'il survive. C'est aussi diffuser un savoir et une sagesse : le romancier médiéval est le plus souvent un clerc, éclairé par la religion chrétienne et capable de " gloser la lettre ", mais il faut également divertir pour instruire.Les sujets traités par les romans en vers sont extrêmement divers. Au début du XIIIème siècle, jean Bodel distingue (dans la Chanson des Saisnes, v. 6-11), trois "matières" (ou sujets) romanesques : La "matière de France" (Les chansons de geste et leurs sujets épiques), la matière antique ("matière de Rome la grant"), et la matière de Bretagne (les "contes de Bretagne", qualifiés de "vains et plaisants"). Il existe également dès le XIIème siècle une tendance plus "réaliste" du roman en vers. A partir du XIVème siècle, l'appellation se généralise aux œuvres en prose racontant des aventures guerrières ou sentimentales.Au XVIème siècle, lorsque le Français devient la langue officielle sur le territoire des Francs, un roman va désigner une œuvre d'imagination, en prose, assez longue, "romanesque".
De tous les genres littéraires (passant par l'écriture), le roman est le plus moderne. Il réunit la narration, les dialogues et les descriptions, trois caractéristiques qui le distinguent.Son ancêtre "phylogénétique" demeure l'Épopée, car elle comporte également une narration descriptive renfermant des dialogues. Ces deux genres partagent en outre l'étendue du propos et sa durée.
De la Tragédie, le roman garde surtout l'étendue du propos et sa durée. De la tragédie, le roman a surtout emprunté l'introspection et le regard lucide porté sur les mobiles de l'action.Toutefois, le roman constitue un genre "décadent" en regard de l'Épopée. En effet, la conscience du héros épique se rallie à un esprit collectif et ses valeurs sont transparentes, ce qui signifie qu'il connaît ses raisons de vivre.Au contraire, le héros de roman se retrouve avec un moi individuel, il cherche ses valeurs et doit lui-même trouver un sens à sa vie (Cf le Héros).C'est avec Chrétien de Troyes, le "père" du genre romanesque que le roman va désigner des oeuvres littéraires qui racontent une histoire fictive d'amour et d'aventure. Chrétien Aux environs de 1170, il écrit pour Marie de Champagne et Philippe d Alsace : Erec et Enide, Cligès, Yvain, Lancelot ou le Chevalier à la Charrette, le roman de Perceval ou le Conte du Graal, autant de créations qui appartiennent à l'honneur de Chrétien et non pas à une littérature prestigieuse; ce sont des romans arthuriens. Arthur est un roi légendaire qui a vécu à une époque indéterminée. L'environnement romanesque est celui du XIIème siècle Il utilise des contes mal racontés et leur donne une belle structure. Il se place donc sur le terrain esthétique. Le roman doit être bien construit mais pas forcément vrai..Alors que la Chanson de geste s'intéressait à la guerre et prétendait raconter l'Histoire de France, le public veut de belles histoires et l'amour va petit à petit jouer un rôle essentiel. Quand Roland meurt à Roncevaux, il n'a pas de pensée pour sa bien-aimée. Or dans le roman, on accomplit des exploits pour les beaux yeux d'une dame; l'action est concentrée dans le temps et autour d'un personnage central (amour de Lancelot pour Guenièvre). Il ne s'agit plus de guerre avec les les Sarrasins ou les Anglais . L'action se place dans un temps légendaire; le sujet du roman se confond avec les aventures et le destin d'une personne unique, de sa vie.Le public va très vite être fasciné par les romans, provoquant la réaction des moralistes qui considèraient que raconter des histoires d'amour et écouter des aventures mensongères étaient des frivolités pendant que, plus tard, Voltaire, de son côté, pense que ce genre littéraire est "réservé d'abord aux femmes et aux faibles d'esprit"Dans sa théorie sur le roman, Georges Luckacs soutient que le héros romanesque recherche des valeurs absolues dans un monde où elles sont dégradées. Don Quichotte de la Manche de Cervantès ou Le Père Goriot de Balzac restent les meilleurs exemples de cette situation. Il est donc un héros de la désillusion, ce qui explique peut-être le nombre effarant de suicides dans la littérature comme dans le monde réel.Par ailleurs, le héros du roman se démarque de héros du Conte par un trait essentiel. Alors que le héros de conte accomplit un voyage phénoménologique à caractère initiatique dans lequel les êtres évoluent à son contact, le héros problématique romanesque, lui, réalise un voyage à l'intérieur de lui-même dans lequel il évolue au contact des êtres et des choses (ce qu'on nomme le "moi kaléidoscopique").
Finalement, le fourmillement de personnages au sein du roman donne l'impression de société. Les décors et les lieux relèvent de l'univers du lecteur, renforçant ainsi la réalité des personnages et rendant aussi vraisemblable le fait de pouvoir les croiser fortuitement lors de nos déplacements urbains. Ainsi, si l'on est sur le boulevard Saint-Honoré à Paris,on peut s'imaginer que Rastignac en a déjà foulé la chaussée d'un pas conquérant.De Balzac à Zola, de Zola à Proust, de Proust à Sartre, de Sartre à Butor, le roman a changé. Il a changé d'objet, de procédés, de desseins. Ses formes successives ont été en rapport avec les transformations de la société, quand ce n'était pas sous le coup des bouleversements de l'histoire ; avec les progrès des autres arts, en particulier, du cinéma ; avec l'influence croissante des romans étrangers. En même temps, une sorte de malaise s'installait chez beaucoup de romanciers ; depuis Bouvard et Pécuchet , ou bien depuis Paludes , on était entré dans ce qu'on a appelé depuis l'" ère du soupçon " : il paraissait de plus en plus difficile de raconter avec aplomb une histoire captivante (>=>§)
Le roman, miroir de la sociétéDéjà en son temps, Balzac avait proposé au roman des ambitions nouvelles. Dans le célèbre avant-propos à La Comédie humaine (1842), il s'était proclamé l'historien des mœurs, décrivant Paris et la province, la noblesse et la bourgeoisie, l'armée et le clergé, la presse et l'édition.De Balzac à Zola, et quelles que soient les différences qu'il comporte, le roman se propose d'être comme le miroir du XIXème siècle. Waterloo est raconté par Victor Hugo dans Les Misérables , il l'avait été avec Stendhal dans La Chartreuse de Parme. La révolution de 1848 était évoquée dans L'Éducation sentimentale. La Débâcle de Zola décrivait la défaite de 1870. Les Goncourt s'affirmaient, eux aussi, les historiens du présent. Zola, qui considérait le roman comme une vaste enquête sur la nature et sur l'homme, voulait, dans ses Rougon-Macquart , " étudier tout le second Empire, peindre tout un âge social ".De 1830 à 1890, la société française a changé, et ce changement se reflète dans le roman; Balzac avait donné aux usuriers un rôle considérable parce qu'en son temps le crédit n'était pas encore organisé ; mais Zola, dans La Curée , évoquait les spéculations liées aux grands travaux d'urbanisme. Dans L'Argent , la spéculation boursière l'emportait même sur la spéculation foncière. Zola a saisi, dans Au Bonheur des dames , un développement de l'économie auquel Balzac n'avait pu assister : l'élimination du petit commerce par les grands magasins. Surtout, de Balzac à Zola, on assiste, dans le roman, à la montée d'une force neuve, celle du peuple. Il était déjà présent dans l'œuvre de George Sand ; il y avait, dans Les Misérables de Hugo, un Paris qu'on ne trouve pas chez Balzac, celui qui, au XIXème siècle, faisait le coup de feu sur les barricades. Mais c'est L'Assommoir de Zola qui était le premier grand roman sur le peuple, et qui avait, disait Zola, " l'odeur du peuple ". Germinal , quelques années plus tard, était le roman de la révolte populaire, le roman d'un peuple qui devenait, virtuellement, le moteur de l'histoire.
Une immense carrière est ouverte au roman, dès lors qu'on le conçoit comme une description encyclopédique du réel ; il n'est pas étonnant que les romanciers aient bonne conscience et que toutes leurs préfaces respirent une assurance tranquille : la créationromanesque repose sur le " sol philosophique " d'un positivisme largement compris. Certes, il y a du romantisme et du mysticisme chez Balzac : le dynamisme de Zola contraste avec le pessimisme de Flaubert. Le dessein encyclopédique prend même, dans Bouvard etPécuchet , un aspect dérisoire et caricatural qui fait de ce roman un des premiers symptômes de la crise du genre. Il est vrai aussi que, chez Hugo, la révolte populaire, loin d'être, comme chez Zola dans Germinal , le conflit de deux forces en présence, " la lutte du capital contre le travail ", n'était qu'une sorte de sacrifice expiatoire qui annonçait le paradis de l'avenir. Mais, si l'on prend du recul, et tout en gardant à l'esprit ces différences, on voit que le romancier se comporte comme un savant historien qui domine son temps et qui l'envisage comme le domaine de sa compétence. Peu importe qu'il expose une crise ou qu'il raconte une vie, qu'il intervienne pour apporter des renseignements ou qu'il se réfugie dans l'impassibilité : ses lecteurs, et il le sait, s'instruisent en le lisant. Enfermés dans l'étroitesse de leur propre vie, et sans autre moyen de communication avec le dehors, ils brûlent de connaître la vie des autres et d'avoir des vuesd'ensemble de cette époque qui est la leur, et dont ils ne perçoivent par eux-mêmes qu'un secteur minuscule.
Parmi les caractéristiques du Roman, au niveau de sa structure, on peut noter que :un certain nombre d'événements sont présentés à la fois logiquement et chronologiquement. Le " retour en arrière " ne trahit guère la chronologie : il expose les causes. Chaque épisode ouvre doucement vers le suivant. Le présent est expliqué par le passé, et il prépare l'avenir. C'est que le temps est pensé par le romancier comme le déploiement d'un système d'explication. Même quand il se cache, le romancier est là, pour unifier, de son point de vue " divin ", tous les incidents qu'il rapporte. Il est déterministe parce qu'il croit aux influences du milieu, mais surtout parce qu'il pense une vie comme un enchaînement de circonstances. Le romancier s'arroge la mission du savant : connaître le réel, et le faire connaître en l'exposant.

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